Avec une constance qui confine au génie, Damien Jurado persiste à amasser les grands disques, parfois les chefs d’oeuvre dans un univers qui hésite entre folk hanté et intimiste et promesses d’ailleurs incertains. The Monster Who Hated Pennsylvania est un grand, un très grand cru qui vieillira comme seuls les bons vins savent le faire.
Il en aura fallu des milliers d’années, des générations et des expérimentations, des tentatives vaines, des échecs et des réussites pour que la seule perception d’un bruit, le son d’un oiseau ou d’un pas, le chant du vent ou la vague sur les galets ne soient plus seulement des bruits concrets mais deviennent l’illustration d’une sensibilité, ce que l’on pourrait définir sommairement par musique. De tous les arts, la musique est le plus immatériel, avez-vous déjà tenté de palper une note ou de goûter une mélodie ? De tous les arts, la musique est le plus instinctif et le plus sensuel.
Pourtant, quand on regarde cet homme épais, un peu ombrageux qu’est Damien Jurado avec sa stature intimidante, presque menaçante, cet air dans le regard qui interdit le dialogue, qui scrute au fond de vous comme une chair que l’on transperce, rien ne pourrait laisser présager ce sentiment d’empathie et d’écoute que l’on entend dans les chansons du natif de Seattle et ce, depuis son premier album en 1997, Water Ave S.
Tant que l’on n’a pas écouté une de ses chansons, on n’a pas envie de l’aimer cet homme qui pourrait paraître mal aimable et orageux. Et puis, on entame notre écoute et l’on comprend très vite, comme un soufflet qui claque une joue, que sa musique n’est qu’une question de murmures et d’incertitudes, de supplications et de complaintes, un acte de vie, un militantisme de trouvère.
Voila 25 ans que Damien Jurado amène son public dans ses chansons au plus proche de l’intime. The Monster Who Hated Pennsylvania sonne comme un disque enregistré et produit à la maison avec une économie de moyens, avec des contraintes qui viennent stimuler la créativité.
Mais la contrainte n’est-elle finalement pas toujours qu’un moteur pour une inventivité ? Tous les grand disques ne sont pas nés d’une idée précise mais d’une urgence et d’une difficulté à exprimer quelque chose, à sortir de soi une crainte. Chez Damien Jurado comme chez Karen Peris, la musique est habitée de personnages, des êtres avec des noms et des identités, des Tom, des Helena ou des Joan. On ne sera jamais si ces individus sont des doubles de leur créateur, des fantasmes de ce que ces artistes aimeraient être, des images de moments qu’il faut personnaliser pour installer une barrière de pudeur. Comme Karen Peris, Damien Jurado décrit une géographie intérieure, ici celle du Minnesota. Comme Karen Peris, Damien Jurado ranime de vieux fantômes.
And yes I can say that I quit my whole life
Erasing my name at the top of the page
Moving my pen when the audience got too acquainted
I was tired, I was weak, and my jaw nearly broke
As I exited north, the radio spoke
All is not lost even if you’re without a direction
Go west, go west, 1972
The sun hasn’t set, the stars they are few
Just stick around till the light pushes into the darknessDamien Jurado – Extrait de Johnny Caravella
Même si rien ne ressemble plus à un disque de Damien Jurado qu’un autre disque de Damien Jurado, The Monster Who Hated Pennsylvania est un peu l’entame d’une nouvelle mue pour l’américain. Prenez cette lente tension qui finit en colère sur Johnny Caravella avec cette voix qui s’enrage, cette ambiance qui rappelle le Neil Young le plus tempétueux. On comprend combien l’auteur d’Harvest a pu à ce point influencer des courants aussi larges que le Grunge ou l’alt Folk. Il serait difficile de nier la présence de Neil Young dans l’univers de Damien Jurado jusque dans sa voix âpre et haute, souvent au bord du déraillement. Sauf (car il y a toujours un sauf pour les grands auteurs) que Damien Jurado joue bien plus du clair-obscur et de la brume dans ses compositions. Sauf que chez Jurado, on sent peut-être plus l’influence du vieux continent européen que chez son aîné qui reste plus dans de larges territoires. Alors, bien sûr, Damien Jurado erre comme un hobo dans des terres populaires qui rappellent les Etats-Unis mais on y entend un peu de l’abstraction que l’on perçoit dans les disques de Nick Drake.
Damien Jurado dit sur son site Internet s’être inspiré des disques de Lou Reed, The Bells et le Ram de Paul Mac Cartney pour cette sécheresse dans le son. J’aimerai plutôt traduire cette sècheresse par un sens de l’économie et un refus de l’effet. Comme souvent chez Jurado, les arrangements sont discrets, partant d’une très fine idée qui crée toute l’atmosphère, prenez Male Customer #1 et son contre-chant fantomatique qui donne à cette berceuse des airs de leçons de ténèbres.
Helena est typiquement le genre de chansons que l’on imagine jouée sous une véranda en une fin d’après-midi d’été, il a fait chaud toute la journée et enfin la fraîcheur arrive, ranimant les corps endormis. Le monde est toujours plein de mensonges dans les chansons de Damien Jurado comme un rêve qui vire à l’affreux, au tortueux. Plus que jamais, l’univers de l’américain relève de la musique de chambre comme une Bedroom music au bord de l’intime, au bord de l’anecdote que l’on se raconte à soi-même, que l’on se rappelle dans une parole muette.
Tom parle de lumières abandonnées, de moulins à vent transformés en ouragans, de rêves qui se perdent. quand Dawn Pretend illustre ce vieux mythe du Wanderer cher aux romantiques, cet homme qui pose sur le monde un regard distancié, une contemplation tranquille. Joan est un titre très court dont l’ellipse rappelle cette sciende du Haiku. Minnesota, dans sa construction savante, n’est pas sans rappeler le folk racé de Piers Faccini quand Song For Langston Birch invite des cordes célestes. The Monster Who Hated Pennsylvania hésite en permanence entre plénitude et angoisse, main tendue et renfermement sur soi.
The Monster Who Hated Pennsylvania fait partie de cette catégorie d’albums qui provoque une frustration chez son auditeur, on y entre aisément, on en découvre lentement les détails et à peine sommes-nous installés dans cette pièce confortable que déjà la porte se referme et que le disque arrive à son terme. Ne dépassant pas la trentaine de minutes, The Monster Who Hated Pennsylvania pourrait avoir le format d’un EP sauf qu’il est un contenant largement supérieur à ce qu’il laisse deviner de prime abord, la complexité de la musique jamais mise en avant n’en finit pas d’installer un mystère et une énigme qui continuent encore et encore de nous perdre.
Alors, oui, il aura peut-être fallu des millénaires et des générations pour faire d’un bruit un son harmonieux, d’un son harmonieux une chanson et d’une chanson une façon de se confronter au monde et à la vie. Damien Jurado fait partie de cette succession de générations qui ont fait de la musique l’expression de notre sensibilité, il n’est pas une étape de plus mais un être à part, un artiste avec un grand A. A comme Admirable.
Greg Bod