[Interview] Tropical Fuck Storm : « Tropical Fuck Storm est un transport ! »

Deep States, de Tropical Fuck Storm a été l’un des plus beaux chocs de ces derniers mois. Car voilà un groupe qui compose une musique aussi brutale que complexe, aussi enragée qu’ambitieuse, aussi personnelle que politique. On a eu envie de parler à Gareth Liddlard pour comprendre comment ils avaient réussi à en arriver là.

Tropical Fuck Storm
Photo : Jamie Wdziekonski

Benzine : Commençons par le genre de question malheureusement devenue rituelle depuis plus d’un an : quelle est la situation à Melbourne en ce moment avec la Covid ?

Gareth : Melbourne est en confinement pour le moment. Il y a un couvre-feu de 21h à 5h du matin. Nous en sommes à plus de 230 jours de confinement à date : ça fonctionnait avant l’arrivée du variant Delta, mais ça n’a plus l’air de faire grand-chose. Alors maintenant, le plan en Australie est de rester enfermé jusqu’en octobre, lorsque 70% de la population sera entièrement vaccinée, puis d’ouvrir tout et de voir ce qui se passe. Bonne chance à vous si vous n’êtes pas vacciné !

Benzine : Comment la situation de pandémie et les contraintes qu’elle a créées ont-elles affecté votre approche de la musique, et plus particulièrement la réalisation de votre nouvel album, Deep States ?

Gareth : C’est juste devenu plus difficile de se réunir pour enregistrer ou faire des vidéos. Nous avons annulé des centaines de concerts, partout dans le monde. Ce n’est pas bon pour la motivation ni pour le moral. Ça ne te donne pas envie de te défoncer, si tu vois ce que je veux dire !

Habituellement, avec les albums, nous commençons toujours avec un genre de plan, soit grandiose soit vague. Une sorte d’idée sur ce qu’il faut faire et ne pas faire. En fait, ça consiste surtout à essayer de ne pas refaire la même chose, ce qui n’est pas trop difficile… Faire la même chose deux fois, c’est ennuyeux, donc on l’évite assez naturellement. Et puis il y a toujours un million de petites idées, de nouvelles approches que vous voulez essayer. Mais avec Deep States, le plan était juste de le démarrer et puis d’arriver à le terminer ! Erica vit à Melbourne, Fiona et moi habitons dans le centre de l’état de la Victoria et Lauren Hammel est dans l’ouest. Cela signifiait donc que chaque fois qu’il y avait un confinement, c’est-à-dire la moitié du temps, nous ne pouvions pas travailler…

Ensuite, après avoir annulé un tas de tournées, nous avons dû réserver en organiser de nouvelles, puis terminer l’album afin de pouvoir le sortir avant ces tournées ! Nous avons donc dû précipiter le bouclage de l’album, ce qui était difficile étant donné que nous ne pouvions pas travailler la moitié du temps ! Bon, nous y sommes arrivés, même si ça aurait été bien d’avoir plus de temps… Mais finalement, c’était aussi bien comme ça, parce que nous en avions tous marre de bosser sur quelque chose d’aussi difficile. Et puis toutes les tournées ont été à nouveau annulées, la sortie de l’album a été reportée donc il s’est avéré qu’on n’avait pas besoin de se précipiter autant ! Bon, juste le genre de « drame » habituel créé par la pandémie… Tout le monde en a eu…

Benzine : Quelle a été la principale inspiration de l’album ? Il semble refléter une profonde inquiétude quant à toutes ces théories du complot qui sont partout…

Gareth : Oui, il y a certainement beaucoup de trucs qui parlent de ça, beaucoup de choses sur la désinformation, sur les nouvelles illusions, les fantasmes, et sur la stupidité et le nouveau « moralisme » qui en découle. L’extrême droite connaît un « Grand Réveil » et l’extrême gauche est « Réveillée ». Ces deux choses me semblent assez semblables, comme l’étaient le nazisme et le communisme lorsque vous laissez tomber les conneries droite / gauche, et que vous les regardez en pleine lumière. « Monsieur, préférez-vous une balle dans la tête de gauche ou de droite ? » Quelle est la putain de différence ? N’importe quelle balle va vous empêcher de penser à quoi que ce soit.

De toute façon, nous n’en sommes pas encore là. Mais c’est comme ça que tous les ennuis ont commencé la dernière fois. Il semble que maintenant tout soit bizarrement lié à Internet, à la Covid et à la Guerre de Sécession américaine qui n’a pas été achevée. Le Nord aurait dû démolir le Sud après l’avoir battu, tout comme nous l’avons fait avec les Forces de l’Axe après la Seconde Guerre Mondiale. Ça n’a pas été fait, et voilà où nous en sommes : à écouter les états du Deep South ! (NdR : jeu de mot avec « à écouter Deep States », Deep States étant le titre de l’album).

Benzine : Comment l’album a-t-il été réellement réalisé ?

Gareth : On l’a fait tous ensemble dans une pièce. C’est comme ça qu’on fait tout. On ne peut pas faire des trucs séparément comme certains groupes. Et ce pour des raisons pratiques, techniques et philosophiques aussi. Nous avons une grande salle de classe, à l’ancienne, dans une propriété que nous louons dans le centre de l’état, avec un studio. C’est dans la brousse, au bord d’une rivière, à la campagne. Tout le monde reste là et nous travaillons à partir de là. C’est comme faire un système solaire à partir de poussière. On remue et on remue encore jusqu’à ce que ça fusionne, puis que ça entre en collision, et que ça fusionne à nouveau, pour donner quelque chose de plus gros et de meilleur. Cela nécessite juste du temps, du travail, et aussi une atmosphère de fête qui fait que le travail ressemble plus à un jeu. Puis finalement vous avez 8 ou 9 petites planètes-mondes et vous les enregistrez sur un disque et vous avez terminé.

Benzine : En écoutant Deep States, on y reconnaît la continuation d’une tradition d’activisme politique qui était un courant important du mouvement punk rock originel en 1976/77. Croyez-vous que la musique ait encore un rôle à jouer dans le climat politique tendu que l’on voit un peu partout ? Si c’est le cas, comment ?

Gareth : D’accord… et en même temps pas vraiment d’accord. Je ne vois pas comment la musique toute seule peut apporter le changement. S’il semble que ça ait pu être le cas dans le passé, ce n’est qu’une apparence. C’est toujours connecté à une poussée sociétale plus large et ce n’est jamais la musique qui est à la source du changement. Elle peut juste refléter ce qui se passe si c’est pertinent. Par opposition à sauter dans le train politique qui est en marche, ce qui est idiot.

En ce moment, je ne pense pas qu’interférer avec la musique ou quoi que ce soit dans le climat politique aiderait. L’essentiel du problème est qu’il y a déjà trop de gens qui interviennent. Et aucun d’entre eux n’est qualifié pour intervenir sur quoi que ce soit. Ils sont tous stupides. Et ils sont soit trop gâtés, soit trop à peinards pour se mettre à faire ce qu’ils disent. Ou bien c’est que l’intolérance contemporaine vis à vis de l’intolérance de l’intolérance de l’intolérance de l’intolérance a rendu impossible de déterminer le bon moment pour arrêter de se battre et se mettre au travail. Du moins en Amérique, d’où viennent généralement tous nos ennuis. Tout ce qui passe partout ailleurs est secondaire.

Benzine : Et en même temps, les paroles de l’album semblent se concentrer sur des interrogations et des doutes personnels… Selon vous, quel serait aujourd’hui le bon équilibre entre ces deux côtés de votre musique ?

Gareth : C’est une seule et même chose pour nous je pense. Beaucoup d’artistes, et je veux dire « artistes » au sens large, pensent qu’ils doivent être une ambulance, ou une voiture de course, ou un avion de chasse, ou une planche à roulettes, ou un aéroglisseur, ou un cuirassé ou une soucoupe volante ou une machine à remonter le temps.

Tropical Fuck Storm est un moyen de transport.

Benzine : Alors, où on va à partir de là ? Quels pourraient être vos prochains mouvements ?

Gareth : Un concert ou deux, ça serait sympa ! Je m’en satisferais pour le moment. Au-delà, je n’en ai aucune idée…

 

Propos recueillis par Eric Debarnot

Le nouvel album de Tropical Storm, Deep States, est disponible.

Tropical Fuck Storm – Deep States : introspection inconfortable et beauté tremblante