« Je tremble ô Matador » Rodrigo Sepúlveda : Amour et politique sous Pinochet

Présenté au Cinelatino 2021, Je tremble, Ô Matador récompensé par de nombreux prix, trouve enfin la lumière de nos salles hexagonales pour nous éclairer avec sensibilité sur la dictature chilienne au milieu des années 80, à travers l’union ambivalente de deux solitudes.

JE TREMBLE Ô MATADOR
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Pour son quatrième long métrage, le réalisateur chilien Rodrigo Sepúlveda livre une adaptation personnelle du roman éponyme Tengo medio torero, écrit par Pedro Lemebel, un romancier militant LGBTQIA+. Ce livre transgressif de résistance, très apprécié dans son pays natal et publié en 2001, narre le destin croisé d’un vieux travesti homosexuel et d’un révolutionnaire idéaliste, sous l’ère dictatoriale du général Augusto Pinochet. Le cinéaste prend le parti de focaliser son intrigue autour des deux principaux protagonistes par rapport au bouquin : « l’histoire de deux êtres marginaux, l’un vivant dans la clandestinité politique et l’autre dans la clandestinité sexuelle » et déplace l’aspect politique en toile de fond. Ce pas de côté n’édulcore en rien la violence du régime militaire du président dictateur chilien, comme l’illustre la première séquence du film. La Loca rejoint avec joie ces amis drag dans un bar queer souterrain pour une festive soirée chantante, avant que les rires et les robes à paillettes ne soient éclaboussées par une couleur vermeille sous la violence des balles. Bal tragique qui glace le sang. Nous sommes au Chili en 1986.

JE TREMBLE Ô MATADORAprès cette brutale ouverture dans le contexte politique, où l’homosexualité est illégale et durement réprimée, la violence restera le plus souvent en hors-champs, mais une menace pesante lors de séquences, où la tension est palpable au-dessus de l’existence de nos deux héros réunis par hasard après la répression de la boîte de nuit inaugurale. Deux réalités de vies antagonistes associées par le lien de la clandestinité. Sous la superbe lumière clair-obscur qui suggère les reliefs émotionnels des deux hommes, la caméra capte avec subtilité la relation ambiguë naissante entre ces deux solitudes. Le vieux travesti reine de la nuit déchue et apolitique (La Loca) va s’amouracher avec lucidité du beau révolutionnaire, qui prépare clandestinement un attentat visant à éliminer Augusto Pinochet, et le protéger tout en continuant à broder des nappes pour faire plaisir aux femmes des militaires de la junte. Le titre original du roman Tengo medio torero, emprunté à une célèbre chanson populaire, décrit avec sagacité la peur intérieure ressentie par le travesti à chaque fois que Carlos le quitte, car le danger est réel pour lui, comme pour un torero qui met sa vie en danger à chaque fois qu’il rentre dans l’arène face au taureau. La mise en scène de facture classique enveloppe cette romance particulière avec subtilité et met particulièrement en lumière lors d’une scène d’arrestation tout l’isolement  du travesti, rejeté par la dictature, les communistes, l’extrême droite et qui ne sait absolument pas où aller. La trajectoire cérébrale du guérillero varie par petites touches par le biais de lucides discussions à travers le regard sensible de La Loca. Le jeune rebelle s’abandonne même de manière consentante à un certain plaisir sous la bouche sensuelle de l’experte marginale (habituelle travailleuse du sexe devant un cinéma porno).

Le récit utilise métaphoriquement les décors pour décrire l’atmosphère oppressante de la dictature, à travers les rues désertes encore lézardées (stigmates d’un tremblement de terre survenu en 1985) et les nombreux intérieurs inéclairés. À l’inverse, de superbes séquences extérieures bénéficient d’une photographie plus artificielle, afin de renforcer l’idée d’une bulle en dehors de la réalité. Ces contrastes ainsi que la subtile narration dévoilent toute la finesse du cinéaste. Le metteur en scène s’appuie également sur une formidable incarnation tout en nuances du personnage attachant du travesti La Loca del Fente par l’immense acteur Alfredo Castro (grand comédien de théâtre et acteur récurrent dans les films de son compatriote Pablo Larrain). Loin des stéréotypes, l’acteur campe à merveille la frivolité et l’ironie du désespoir, l’envie d’être aimé par l’activiste révolutionnaire (impeccable Leonardo Ortizgris) et la mélancolie lucide. De quoi vibrer intelligemment, auprès de cette amoureuse aux illusions éperdues dans le vague de l’âme, où après l’amour il ne reste plus qu’à jeter une nappe à l’amer, afin de tourner cette page enchantée par Carlos, cet oiseau rebelle…

Sébastien Boully

JE TREMBLE, Ô MATADOR
Film chilien réalisé par Rodrigo Sépúlveda
Avec Alfredo Castro, Leonardo Ortizgris, Julieta Zylberberg
Genre : Drame / Historique / Romance
Durée : 1h33
Date de sortie : le 15 juin 2022