Cinq mois après sa sortie US, le mastodonte A24 Everything Everywhere All At Once débarque enfin au pays du camembert, précédé d’une hype incendiaire. Dinguerie éreintante ou grand geste de cinéma boulimique ? Les deux, mon capitaine !
Mieux vaut tard que jamais. Non-content de proposer un récit démontrant en quoi ce fameux proverbe du quinzième siècle en a encore sous le pied en 2022, Everything Everywhere All At Once peut en prime se targuer de l’avoir mis en abîme pour sa sortie française. C’est désormais une réalité tristement connue dans le milieu de la distribution que celle d’A24 et de sa fâcheuse tendance à surgonfler les droits d’exploitation pour l’internationale, et plus particulièrement la France. En cause, la réputation de notre hexagone comme terre d’une cinéphilie de pointe, quand bien même la réalité des recettes filmiques nuance largement ce préjugé par ailleurs flatteur pour notre nation. A mesure que les négociations semblaient traîner dangereusement, nombreux furent ceux qui, au sein des cercles cinéphiles, se mirent à hurler à la mort, nus sous une lune mortifère et le corps flagellé par des ronces vénéneuses, tant la crainte d’un nouveau coup dur façon Green Knight se faisait sentir. C’était sans compter la ténacité de Originals Factory, compagnie de distribution indépendante qui supervise finalement cette diffusion dans nos salles bleu-blanc-rouges et obscures, cinq mois après la sortie américaine. Cocorico, youpi, hourra, victoire, donc, pour cette boite qui prend un risque financier en nous amenant ce long-métrage, le plus proche à ce jour d’un blockbuster signé par la société très « arty » de Katz, Fenkel et Hodges.
Comme la plupart des terriens, j’avais fait la découverte des Daniels (duo de Daniel Kwan et Scheinert) avec le génialement barré Swiss Army Man, fable existentielle qu’aurait pu obtenir de Michel Gondry après trois rails de moquette, dans laquelle un Harry Potter pétomane redonnait foi en la vie à un Robinson suicidaire interprété par Paul Dano. Vaste programme pour un petit film qui, sans trop payer de mine de prime abord, explorait son ambitieux sujet avec une dose de cœur inattendue. Sans grande surprise, cette même vibration vasculaire irrigue Everything Everywhere All At Once et constitue l’une des grandes qualités du film, lui permettant d’éviter les principaux écueils du film à concept sur-intellectualisé. Les Daniels n’ont manifestement pas pour intention de tenter un Inception ou un Tenet, et préfèrent miser sur le boum-boum plutôt que sur les méninges. En résulte un film fondamentalement sympathique, en ce qu’il n’a jamais la prétention de se poser en réinventeur de la machine à turluter le marsouin, loin du travers des films de petit malins dont la goguenardise parasite souvent l’efficacité. Il est vrai que le scénario de ce nouveau projet n’évacue pas totalement certains poncifs SF bavards et fumeux sur la notion de multivers et de voyage inter-dimensionnel, mais l’important est… qu’il n’est justement pas là. Le cœur du film est, tout bonnement, son grand cœur, qui fait turbiner nos émotions à plein régime durant presque deux heures et demie. Le récit, délibérément foisonnant et tournoyant, laisse régulièrement sur les rotules et ne s’apprécie pleinement que comme un énorme défi d’apnée multi-directionnelle. Comme son titre l’indique, les événements, rebondissements et possibilités se bousculent, se télescopent constamment dans un gigantesque feu d’artifice filmique, livrant au passage une belle leçon de montage et d’inventivité narrative. Le duo de réalisateurs en profite pour s’adonner à de furieux délires, rendant hommage à une palanquée de genres parmi lesquels on citera, en vrac, la satire sociale, le film d’art martiaux, la comédie romantique, la fresque familiale, l’humour absurde, la SF pétaradante et le cours de philo joyeusement alcoolisé.
Fatalement, l’idée que l’absurde permettrait de sauter d’un univers à un autre offre une liberté dont les Daniels abusent généreusement et constamment. La moindre opportunité est saisie à pleines mains pour proposer un buffet à volonté de trouvailles drolatiques totalement disjonctées. Ajoutez à cela un excellent sens du tempo comique, et on ne s’étonne plus de voir un type se faire tabasser au godemiché, un autre déféquer dans une photocopieuse tandis qu’un troisième se met à forniquer frénétiquement avec une lampe de chevet. On assiste à un générique de fin inséré dans le premier acte, à un adorable dialogue entre deux grosses pierres, et à une appropriation pour le moins insolite d’une scène de 2001, L’Odyssée de l’Espace. Une générosité foutraque qui ne pèserait pas très lourd sans le talent du casting, dont chaque membre semble rivaliser d’excellence pour tirer parti de rôles fort bien écrits dans l’ensemble. Ke Huy Quan est profondément touchant dans son rôle de mari dépassé mais décidé à affronter le monde avec une bonté à toute épreuve, et Stephanie Hsu trouve un premier grand rôle pour prouver son potentiel. James Hong et Jenny Slate sont savoureux, respectivement en pépé gâteux et en pouffe à chienchien. Quant à Jamie Lee Curtis, il m’aura fallu lire son nom au générique de fin pour comprendre qu’elle était dans le film, tant son contre-emploi la rend absolument méconnaissable.
La grande star, bien sûr, est Michelle Yeoh, resplendissante dans la gamme de jeu vertigineuse que le film la pousse à explorer. En réécrivant un personnage principal (initialement pensé pour Jackie Chan) désormais femme, épouse et mère, les Daniels lui ont offert un rôle somme, l’un des plus poignants pour une actrice à ce stade de sa carrière. Car leur film fait là encore preuve d’une ingéniosité insoupçonnée. En proposant d’explorer le monde des possibles à l’échelle d’une existence (ou, pour une comédienne, d’une filmographie), Everything Everywhere All At Once affirme que toutes ces nuances sont bel et bien à la portée du talent de son actrice principale. Le récit s’élève alors pour devenir un éloge de l’amour, de la capacité de résilience de la nature humaine et, par-dessus tout, de la gentillesse, célébrant la bravoure nécessaire pour tirer le meilleur de cette qualité essentielle, trop souvent désavouée comme une forme de naïveté ou de déni du réel. Ce substrat didactique d’une grande tendresse, digne du meilleur de Pixar, est en définitive ce qui permet à Everything Everywhere All At Once de se tenir bien droit dans ses bottes en tant que poids lourd de hype cinéphile de 2022, sur les talons du Nope de Jordan Peele pour une année décidément fertile en belles visions d’auteurs sur grand écran.
Outre son succès critique et commercial faisant figure de bouffée d’air frais, ce nouvel A24 est indéniablement une fantastique proposition de cinéma, probablement destinée à devenir culte, et qui mériterait les répercussions qu’un Matrix avait pu produire en son temps. Car, à l’image du bébé visionnaire des Wachowski, il livre une expérience radicale et totale, servie par une écriture époustouflante, une intelligence comique rare et une soif de création dévorante qui défouraille à volonté, le tout avec un enthousiasme et une bienveillance qui réchauffent les organes internes. Everything Everywhere All At Once est finalement ce que le cinéma à grand public et spectacle mérite d’être, mais ne se permet que bien trop rarement à l’heure du règne des pachydermes franchisés, trop souvent tenus en laisse par des studios frileux. Daniel et Daniel, vous méritez toute notre impatience pour ce que vous nous réservez sans doute encore. Allez-y, on vous attend de pied ferme avec des étoiles au fond des orbites.
Mattias Frances