[Canal+] Rogue Heroes : « Foncer, tuer, revenir » sur un air d’AC/DC

Le showrunner de Peaky Blinders délaisse l’atmosphère des années 30 pour l’enfer de Tobrouk en 1941/42. Et la question se pose : le passage de la fiction  à la relation de faits réels ne constitue-t-elle pas une marche trop haute à franchir pour conserver à la fois le spectateur en haleine et une signature esthétique forte ?

Rogue Heroes
Alfie Allen, Connor Swindells, Jack O’Connell – Copyright BBC Studios

J’ai été surpris de découvrir Rogue Heroes, cet hiver, dans le roster des diffusions de Canal+. Une série composée par Steven Knight, aurige des Peaky Blinders, qui regroupe au casting Dominic West (The Crown, The Affair, The Wire) , Jack O Connell (l’indispensable Cook de Skins dès la saison 3), et Alfie Allen (Theon Greyjoy dans Game of thrones), basée sur la naissance du régiment SAS britannique (où servit Bear Grylls dans les nineties avant de s’y briser le dos) dans le contexte qui est aussi celui du film  “un taxi pour Tobrouk » référence majeure du cinéma de guerre français…

Rogue heroes affiche

Pour moi c’était un peu comme le noël de ma télé au moment de noël dans ma télé : la faute à une jeunesse marquée par les films du samedi avec le grand-père. Et une bonne raison de binger par curiosité pendant la pluviosité morose de ces dernières semaines.

Mais, encore attristé du souvenir de la pas très réussie Catch-22 produite par George Clooney en 2019, j’étais en droit de me demander : après Band of Brothers puis The Pacific – qui ont à la fois posé les codes de la narration historique réaliste en feuilleton sur WWII et durablement imposé une esthétique très réaliste -, est-il encore possible de renouveler le genre de la série autour de la seconde guerre mondiale sans tomber dans la parodie humoristique ou dans la surenchère d’effets spéciaux  avec force habitacles d’avions et explosions sur fond vert ? Subterfuges grossiers usités souvent pour pallier l’absence de nouveauté d’une histoire déjà abondamment racontée à toutes les sauces cinématographiques.

La réponse est oui pour Rogue Heroes et elle tient, à mes yeux, en plusieurs points :

Knight amène sa signature rythmique à l’ensemble. Le producteur et son réal Tom Shankland, qui ont sans doute beaucoup regardé les films de Tarantino jouent, comme dans PB, de l’anachronisme d’une bande son ultra rock (ici AC/DC en tête) pour frénétiser une aventure humaine virile à souhait. Cette signature est évidente : « coucou c’est Steven Knight je reviens hanter l’univers esthétique des séries, avec  des mouvements de corps sublimés, et des gueules d’ange, vous me reconnaissez ? ». Et une fois encore, la bande son est un adjuvant qui permet aussi des montages nerveux, modernes, enlevés, et qui accentue une impression d’euphorie grisante des combattants.

Le spectateur a l’Impression perpétuelle de héros sous speed, animés d’un feu intérieur même dans les moments d’attente qui, de fait, ne durent jamais trop longtemps… Rogue Heroes n’est pas contemplative, ça non. Oh wait, l’histoire est tirée du best-seller de Ben Macintyre, SAS Rogue Heroes et le générique le précise : bien que ces histoires tordues aient l’apparence de l’affabulation narrative, la plupart sont vraies. Le nombre de bouteilles ou de substances illicites descendues par des anti héros parfois éthiquement douteux est impressionnante et on a peine à croire que tout ici n’est pas que fiction.

La photo est l’autre grande réussite signature du show. Rien de plus jaune et 2D qu’un désert à l’écran. Et pourtant. Les scènes de combat sont d’une beauté qui doit beaucoup au décor et à la manière dont il est filmé, jouant des reflets, des crépuscules, des nuits, des ombres et de la poussière pour pallier le manque apparent de volumes. Vraiment le désert est un personnage à part entière de cette première saison.

Le coup génie du showrunner est aussi d’avoir trouvé une histoire tellement incroyable qu’elle en devient épique, tellement barrée qu’il n’a plus qu’à la tailler à sa pogne pour mieux la glisser dans le costard de la série qui marche bien. Dans une interview Knight racontait d’ailleurs la puissance narrative du bouquin-source dont il a eu finalement plus de mal à retirer des passages qui semblaient tellement incroyables qu’il craignait de perdre le spectateur, que d’ajouter des éléments fictionnels pour rajouter des rebonds scénaristiques.

Et de fait l’histoire de la naissance du régiment SAS anglais apparaît tellement improbable qu’elle a tout d’une fiction : inventé dans l’esprit embrumé d’un fils d’aristocrate s’ennuyant à Tobrouk faute de pouvoir en découdre avec les nazis et ainsi prouver sa valeur à un paternel militaire. Stirling imagine un groupe de commandos qui au lieu d’attendre de se faire canarder par les airs sans pouvoir riposter, se glisserait en petits groupes discrets jusqu’aux aérodromes ennemis pour faire sauter les avions de la Luftwaffe et de l’armée italienne avant qu’ils n’aient la moindre chance de décoller. Et ainsi sauver des soldats anglais à Tobrouk ou en Egypte. L’état major ne le suivant pas dans son idée saugrenue, il détourne du matériel et crée un petit groupe de têtes brûlées qui décide de s’illustrer sans en informer la hiérarchie.

 

Rogue Heroes
Sofia Boutella – Copyright BBC Studios

Les péripéties de la création d’un des régiments de forces spéciales les plus connus au monde méritent que je ne les spoile pas plus ici. Mais vraiment, on aurait voulu imaginer une caricature barrée du hacking du management de l’armée… On aurait raconté l’histoire de la création du SAS. Presque drôle par moment. Le scénario en joue. Souvent bouffon, jamais pastiche, toujours complètement barré: « who dares wins » est la devise du régiment depuis sa création. N’est restée ensuite aux scénaristes et au producteur qu’une grande question cruciale : que faire si certains des protagonistes charismatiques de la Grande Histoire, malheurs de la guerre, venaient à mourir au combat ? Vaut-il mieux perdre un potentiel héros de la petite histoire en série ou s’écarter de l’Histoire mondiale ?

Enfin, cette première saison tient aussi et surtout sur une poignée d’acteurs charismatiques que le directeur de casting a choisi à la fois en relation avec les personnages historiques et parce qu’ils les incarnent avec une puissance de conviction remarquable dans le jeu, qui remue le spectateur. Leur façon de jouer est totalement différente l’un de l’autre, totalement maîtrisée, instinctive et  pourtant complémentaire. De fortes personnalités. La direction d’acteurs leur laisse une place pour “être” eux-mêmes et le déployer. Dominic West est un manipulateur cynique au service de la désinformation, Jack O Connell réendosse sa seconde peau de petite frappe torturée à l’irlandaise, Alfie Allen est insondable et sans doute un peu fou génial, Connor Swindells porte le fantasque et le désœuvrement aristocrate au paroxysme et au presque gonzo. Le seul personnage féminin, l’actrice franco-algérienne Sofia Boutella, espionne imaginaire au service de De Gaulle (qui cherche à faire recruter les forces françaises libres au sein des commandos britannique) trouve avec justesse le subtil mélange entre les représentations cartoon de la femme fatale des années 40, le charme à la française tel qu’on l’imagine dans le monde, et l’intelligence calculatrice des services de renseignements. Tous les acteurs en font des tonnes pour le rôle, mais ne cabotinent jamais. Le casting est magnétique, attachant et est une des autres grandes réussites de cette saison.

Signature rythmique, esthétique reconnaissable, photo somptueuse, histoire épique et riche de la folie audacieuse du réel, événements qui résonnent dans l’histoire mondiale en marquant la naissance d’un mode de guerre moderne façon guérilla et escarmouches, casting impeccable délivrant un jeu habité pour une époque de démesure… Il n’en fallait pas plus pour que Rogue Heroes devienne la saison de série la plus indispensable que j’aie regardé en 2022.

4 étoiles

Denis Verloes

Rogue Heroes – Saison 1
Série britannique de Tom Shankland
Avec : Connor Swindells, Jack O’Connell, Alfie Allen, Dominic West…
Genre : Guerre, drame
6 épisodes de 55 min
Disponible sur Canal+ depuis le 30 octobre 2022