Jeff Beck (1944 – 2023) : Inégalé

L’homme à la Stratocaster blanche était « le guitariste du guitariste », celui dont tous se réclament sans jamais l’égaler, et pour qui le cliché de l’instrument comme seconde voix semblait avoir été pensé. Ironiquement (ou non), la place de Jeff Beck à la postérité est celle de la guitare électrique dans le monde de la musique. On peut parfaitement survivre en ignorant son existence, mais tous les initiés célèbrent son excellence.

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À la fameuse question « Beatles ou Stones ? », qui n’a jamais réellement eu d’intérêt, on devrait en substituer une autre, bien plus pertinente au sein du paysage rock des sixties britanniques. Elle se poserait en ces termes : « Have A Rave Up With The Yardbirds : plutôt face A ou face B ? ». Car il ne s’agit pas du tout du même groupe. Sur la face B, vous écoutez les « anciens » Yardbirds en live avec Eric Clapton. Sur la face A, en revanche, vous écoutez les Yardbirds nouvelle formule, en studio, avec Jeff Beck. C’est une très, très grande différence. Prenons les singles de l’époque, ces 45 tours crasseux qui vieillissent vers des couleurs indéfinissables. La chanson la plus connue de la période Clapton est For Your Love, qui poussera Slowhand à abandonner un navire au cap devenu trop pop à son goût. En revanche, le premier gros tube de la période Beck est Heart Full Of Soul, réjouissant exemple de pop psyché où la guitare carillonne comme une cithare distordue. Clapton avait permis au groupe de parfaire son classicisme blues, mais c’est avec Beck qu’il devint une institution à la pointe de son époque. Beck n’a jamais souffert de préjugés sur les genres. Chaque style était un nouveau terrain de jeu sur lequel repousser de nouvelles limites. Un trait inhérent à tout virtuose de génie, garantissant souvent un statut unique envers et contre tout changement de paradigme. Ce fut bel et bien le destin de Jeff Beck qui, en presque six décennies de carrière contre vents, marées, métal, électro et hip hop, sera resté… Jeff Beck. Constamment cité en inspiration, imité, révéré et salué, sans jamais être égalé.

Forcément, à ce niveau de légende, on pourrait oublier des détails qu’il sera bon de rappeler. Comme, par exemple, le fait que le Superstition de Stevie Wonder soit né d’une introduction amenée par Beck… à la batterie. Que les gars de Pink Floyd voulaient l’engager pour remplacer Syd Barrett, mais n’ont jamais osé lui demander en face. Qu’il était monté sur scène avec les Spiders from Mars lors du concert final à l’Odeon pour croiser le fer avec son émule Mick Ronson, Les Paul contre Les Paul, mais demanda a être coupé au montage car il n’assumait pas son choix de chaussures. Que l’enregistrement de Beck’s Bolero en 1966 regroupe un line-up hallucinant. Outre Jimmy Page à la guitare rythmique, Keith Moon est aux fûts, excusez du peu. Il se pointe même au studio dissimulé sous des lunettes noires et une toque cosaque, par peur que Pete Townshend ne lui fasse payer son infidélité. On aperçoit Nicky Hopkins aux claviers et, déjà, un certain John Paul Jones, appelé à la rescousse pour jouer la basse quand il s’avérera que John Entwistle, initialement débauché par Moon, a posé un lapin à ce rendez-vous pourtant historique.

Parlons bien, parlons son. Car celui de Beck est à contre-courant de presque toutes les grandes tendances des sixties. À la spontanéité combustible d’Hendrix, il oppose une minutie expressionniste qu’il est impossible de maîtriser sans immédiatement tomber dans l’imitation. Quand le Clapton de la période Cream prône le woman tone, ce renflement velouté des graves pour une prosodie bluesy et chaleureuse, Beck adopte l’approche inverse. Boostant les aigus de ses amplis, il en tire un son aigre, strident, hérissé et furieux comme son attaque de main droite. Un phrasé rageur, abrasif, foncièrement électrique, où les harmoniques sifflent, hurlent et déchirent les speakers au laser tout en chantant à gorge déployée. Aux débuts du Jeff Beck Group, l’heure n’est pas encore à la Stratocaster de neige. L’arme de choix est encore une Les Paul couleur de nuit, dont le timbre rauque cohabite alors très bien avec le larynx de papier de verre de Rod Stewart. Let Me Love You, première compo originale de Truth, est un parfait exemple. On y entend toute la rage du phrasé Beckien balancée dans l’éboulis du lick d’entrée. La section rythmique tambourine un heavy blues au cordeau, dont l’académisme rigoureux sera ensuite dépassé par l’audace concurrentielle de chez Zeppelin qui, rappelons-le, ne surgira qu’un an plus tard. Comme presque toujours, Jeff avait de l’avance. Les quatre albums du Jeff Beck Group sont tous hautement recommandables, même si les deux premiers sont rendus doublement iconiques par la présence de Rod Stewart au micro et Ron Wood à la basse. Les effusions volcaniques des solos prouvent que le maestro avait déjà élagué la branche bluesy sur laquelle se grefferont ensuite Joe Perry et Slash.

L’influence de Beck est celle d’un modèle d’exigence et d’excellence pour tout guitariste un tant soit peu dévoué, tous horizons confondues. L’idole de Steve Lukather et de Johnny Thunders, parrain d’une lignée allant de Steve Vai à Jack White, regroupant parmi ses innombrables disciples (Mick Ronson, Brian May, Carmen Vanderberg, Tyler Bryant, Guthrie Govan) un panel de talent que seul l’influence d’Hendrix pourrait prétendre égaler. Et encore. On a parfois entendu certaines langues hardies affirmer que Beck aurait été « aussi iconique que Jimi s’il était mort au même âge ». On répondra par l’argument opposé. Il y a fort à parier qu’Hendrix, s’il avait pu atteindre soixante-dix berges, aurait fatalement sorti quelques disques daubés et, pour simple cause de non-décès effectif, n’aurait pas été immédiatement canonisé. Mais les conjectures sur des réalités alternatives n’ont aucun intérêt. Et de plus, contrairement à Jimi, Jeff ne chantait pas. Enfin, pas avec sa bouche. Il avait essayé, le temps d’un Hi-Ho Silver Lining pas piteux, puis à nouveau sur Black Cat Moan, mais s’était vite lassé. Son truc, c’était la six-cordes, comme tout le monde le sait. Et ça aussi, c’est une énorme différence, puisqu’elle a conduit l’ex-Yardbirds à tracer sa route solo par l’instrumental. Une route devenue ensuite un boulevard qui verrait emménager Satriani, Vai, Paul Gilbert, Eric Johnson et consorts, mais qu’il a auparavant fallu défricher. Les anciens de la surf et du rockabilly avaient déjà donné quelques fameux coups de machette (Apache, Pipeline, Misirlou) mais la jungle avait repoussé aussi sec. Hors du jazz pur, il fallait un lance-flamme pour s’imposer. Un lance-flamme qui, malgré son titre, détonna d’un seul coup en 1975. Blow by Blow.

On a souvent supputé que le personnage de Nigel Tufnel avait été inspiré par Jeff. Lui n’y a jamais cru, estimant que la seule ressemblance était une coupe de cheveux, mais confessait s’être bien fendu la poire devant This Is Spinal Tap. Et même si le rire est effectivement le propre de l’homme, on connaît de nombreux exemples de musiciens dépourvus de second degré qui appartiennent probablement à un nouveau stade d’évolution. Pas besoin de chercher très loin pour entendre râler des rockstars que le documenteur de Rob Reiner (au demeurant très potache, mais le sujet ne s’y prête-t-il pas ?) n’avait pas du tout fait rigoler. La différence est que Beck a toujours eu l’instinct (le goût, diraient certains) de se tenir soigneusement à l’écart de la course à l’armement façon Van Halen. En 1974, déjà, il décline un poste chez les Stones après la défection de Mick Taylor. Recommandant son ancien comparse Ronnie, il préfère entrer en studio avec George Martin pour mettre en boîte Blow by Blow, premier disque sans particule à son nom. C’est bien évidemment de la grosse balle, qui monte à la quatrième place des charts US et se vend à plus d’un million d’exemplaires. Pour un projet de guitariste sans chanteur ni paroles, c’est impressionnant. Mais c’est normal. Car personne d’autre n’avait, ou n’a, depuis, joué comme Jeff Beck. Purement et simplement.

Or, même si le consensus a établi ce premier effort solo comme l’opus le plus séminal de la discographie Beckienne, mon préféré reste le suivant, Wired, petit frère à peine moins fêté, il est vrai. À l’inverse de Blow by Blow, Beck y laisse ses sidemen composer pour mieux déployer son doigté visionnaire. Sur Led Boots ou Come Dancing, on découvre pour la première fois ces banderilles de vibrato qui deviendraient l’une de ses nombreuses marques de fabrique saisissantes. Un album que mon paternel, au tout début de mon périple guitaristique, avait extrait de sa collection de vinyles en déclarant « Tiens, je ne l’écoute pas souvent parce que je suis pas très fan de solos de guitare, mais Jeff Beck… c’est quand même quelque chose. ». Joe Perry et Jimmy Page, s’ils avaient été dans notre salon, auraient sûrement acquiescé, eux qui résumèrent la chose en disant « Il y a tout le monde… et il y a Jeff Beck. Il faut l’entendre pour le croire. » Bien malhonnête celui qui tenterait de leur donner tort. Une preuve ? L’indépassable Where Were You, sorti en 1989 sur Jeff’s Guitar Shop. Sans doute l’un des instrumentaux de guitare les plus singuliers de l’histoire de l’instrument, peut-être le plus révolutionnaire depuis Rumble de Link Wray. Ou depuis Eruption, ça dépend du point de vue. Une pureté lyrique immaculée, émancipée de toute préoccupation de vitesse ou de technique sous stéroïdes, à des années-lumière des concours de pisse à mille notes par minute qu’affectionnaient les shredders fluos de l’époque. Jusqu’aux ultimes stades de sa carrière, Beck privilégiera la singularité à la prouesse. Il clamait régulièrement son adoration pour Prince, préférait adouber Jack White, « ce jeune punk », ou s’associer aux deux filles de Bones UK le temps d’un album plutôt que de surfer sur le raz-de-marée des excités du Floyd Rose qui lui doivent à peu près tout. Comme pour lui donner raison, l’histoire a retenu au moins autant de bons groupes aux guitaristes parfois limités que de groupes pénibles abritant des monstres de technique.

« Son phrasé sonne comme une voix humaine ». « Le Picasso des guitar heroes ». « Un lyrisme inégalé ». Le problème avec les clichés, c’est qu’on a tendance à oublier qu’ils ont parfois été inventés pour une raison réelle. Or, dans le monde bien trop compétitif de la guitare branchée, Jeff Beck était ce genre de raison. Il était le plus grand. Ni plus, ni moins. Aussi, cet article n’a aucune autre prétention que de rappeler ce qui devrait consitituer une platitude. Même si cette montagne de louanges peut de loin ressembler à un tas d’hyperboles, on se rend compte en s’en approchant qu’elle est une pyramide d’évidences. Depuis un mois, malheureusement, elle fait bel et bien office de mausolée pour un pharaon de la six-cordes. Beck est réellement à la guitare électrique ce que Picasso est à la perspective ou Stravinksy au ballet. Une fois qu’on y a été confronté, on ne peut plus penser le concept de la même façon. La simple conscience de son existence fait que son ombre vous emboite le pas pour ne plus jamais vous lâcher.

Suivre son influence, c’est être un disciple. Refuser, c’est se placer en opposition et, implicitement, reconnaître l’immense importance du monsieur. Il est des portes qu’on ne peut plus jamais fermer après les avoir ouvertes, et Jeff Beck emporte avec lui un impressionnant trousseau de clés. Après nous avoir ravi David Bowie en 2016 et Fast Eddie Clarke de Motörhead en 2018, le 10 janvier a donc jeté son dévolu sur Jeff Beck. Quelle que soit l’identité de l’entité maléfique derrière cette funeste date, il faut bien lui reconnaître une chose : elle a du goût, putain.

Mattias Frances

4 thoughts on “Jeff Beck (1944 – 2023) : Inégalé

  1. Bonjour, trés bon article et bel hommage à ce musicien. Toutefois il n’était qu’un compositeur partiel et moyen contrairement à Jimmy Page qui était meilleur dans ce domaine.

    1. @SALMON Jean-Pierre
      Merci pour votre lecture et vos retours. Vous avez raison d’évoquer la question de l’écriture, et c’est pour cela que l’article se concentre presque uniquement sur l’héritage de Beck en tant que guitariste. Comme évoqué dans le cas de Wired, il n’était pas rare que les compositions soient signées par ses musiciens de sessions, quand elles n’étaient pas tout simplement des reprises (ce qui était de toute façon la mode de l’époque). Toutefois, la comparaison avec Page n’est que partiellement concordante, quand sa notoriété est liée au fait d’avoir ancré d’immenses chansons dans la conscience collective. On pourrait d’ailleurs argumenter qu’il s’agit aussi d’une participation partielle à l’échelle d’un groupe. Surtout quand le groupe en question comprend un poids lourd comme Bonham, le phrasé de Plant, mais aussi l’arme secrète par excellence : John Paul Jones, un type qui sait quasiment tout faire quand on le met dans un studio. Sans oublier que certains critiques moins sympathisants du Zeppelin pointeraient du doigt des idées certes homériques, mais dont le copyright fait toujours débat. Je serais personnellement enclin à décomposer encore la question pour évoquer ce bon Jimmy en tant que producteur et homme de studio, voire saluer son remarquable travail de conservateur d’une œuvre pour la contraster avec l’évolution d’un prospecteur comme Beck, justement. Or, même en se lançant dans tout ce beau boxon, on en serait encore au stade des matriochkas les plus spacieuses. Mais pourquoi pas, après tout. Les cinquante ans des gamins sur galets sont pour bientôt.

      1. Je ne veux pas polémiquer mais Jimmy Page a cosigné toutes les chansons du Zep sauf à une exception près ce qui n’est pas le cas de Jeff Beck comme vous le reconnaissez bien volontiers, donc sur ce point et uniquement sur celui-ci Jimmy est pour moi supérieur mais on m’a dit aussi que d’un point de vue purement technique Jeff était meilleur et que le breteur du Dirigeable s’en serait même un peu inspiré. Donc en tout cas deux fabuleux musiciens sans oublier aussi Ritchie Blackmore, Eric Clapton et John McLaughlin qui sont de la même génération de guitaristes.
        Bien à vous

        1. On a tous nos chouchous, c’est bien normal. Il me semblait seulement que la comparaison n’était qu’à moitié viable. Et de toute façon, la compétition a quelque chose de fâcheux quand on parle d’art. Pour d’autres domaines, en revanche… Dans certains coins reculés du Suffolk, il se murmure que Ritchie Blackmore est extrêmement doué en saut à la perche. Et je suis sûr que Clapton est un champion de pétanque qui s’ignore.

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