Leila Guerriero raconte la bataille menée par une équipe d’anthropologues argentins pour identifier les soldats morts au combat lors de la guerre des Malouines / Falklands. Des soldats qui mourraient une seconde fois. Ce que nous raconte la journaliste argentine n’est pas un épisode peu connu de l’histoire de l’Argentine, c’est un moment de l’histoire de l’humanité. Sobre, émouvant et même glaçant.
De 1976 à 1983, l’Argentine a été une dictature, dont il est à peine besoin de rappeler la violence. 4 juntes se succèdent au pouvoir, l’avant-dernière est celle dans laquelle figure le général Galtieri qui devient président de la nation argentine en 1981. La situation économique est très mauvaise et la situation sociale et politique, très tendue. Dans ce qui semble être une tentative de détourner l’attention de la population, le général Galtieri engage son pays dans une guerre avec l’Angleterre. Le 2 avril 1982, il donne l’ordre à l’armée de son pays d’envahir les îles Malouines (Falklands, pour les Anglais). Objectif : reprendre aux Anglais des îles que les Argentins leur réclament depuis longtemps. C’est un échec dramatique. Comme l’écrit Leila Guerriero dans la passionnante postface qui clôt le livre, ce fut une « guerre embarrassante : une décision de la dictature qui s’est terminée sur une défaite et a donné lieu à la transition démocratique à partir de 1983 ». Mais aussi des morts. 2 mois et demi de conflit à peine et 649 morts du côté argentin et 255 du côté anglais. La guerre des Malouines était terminée…
L’autre guerre, dont parle Leila Guerriero dans son essai, est celle qui concerne l’identification des restes des soldats argentins morts au combat. Tombés en territoire ennemi, les soldats n’avaient pas été rapatriés en Argentine. Ils n’avaient même pas été identifiés. Ils avaient été enterrés – grâce à un officier anglais qui s’est chargé de la tâche – dans un cimetière qui se trouve sur les îles, dans des tombes sont anonymes qui portent l’inscription : « Soldat argentin de Dieu seul connu ». Un travail sérieusement fait, mais avec les moyens d’une époque et, en plus, des moyens limités. Et tout en est resté là jusqu’en 2013, 30 ans plus tard, en 2013, quand une équipe d’anthropologues argentins – l’Équipe argentine d’anthropologie médico-légale – s’est trouvée chargée d’identifier les corps (ou les os qui en restaient). Cette équipe avait une vraie expertise acquise dans la recherche et l’identification des disparus de la dictature, comme le raconte Leila Guerriero dans un article antérieur, fascinant, et qui est reproduit après L’autre guerre. C’est cette expertise que l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale a mis au service de l’identification des soldats morts aux Malouines. Ses membres ont commencé le travail d’identification, parcourant le pays pour comparer l’ADN trouvé dans les os des soldats morts et l’ADN de membres de leurs familles. C’est ce travail d’enquête, cette quête vraiment, que Leila Guerriero raconte dans L’autre Guerre.
Le plus surprenant ici est la difficulté de la tâche. Pas tellement parce qu’il fallait trouver des moyens pour retrouver les familles. Surtout parce que, souvent, ces familles s’opposaient à l’identification ! Une identification qui était vue comme un prélude à un rapatriement des corps sur le continent argentin et donc un abandon définitif des Malouines. Il fallait à tout prix permettre de garder une présence argentine sur cet archipel, fût-elle sous la forme d’un cimetière. Les familles des soldats morts continuaient en quelque sorte la guerre que leurs parents avaient commencée à leur manière. Leila Guerriero raconte cette double bataille contre l’oubli, d’un côté, et contre les Anglais, de l’autre. On voit des familles raconter comment elles n’ont jamais vraiment été informées de la mort de leur parent. On les voit changer d’avis… ou pas. C’est fort, d’autant plus que le style est très sobre, presque sec, aride – Leila Guerriero est journaliste et L’autre guerre est la version longue d’un article paru dans le journal espagnol El Païs. Il n’y aucun pathos, mais le tout reste quand même extrêmement émouvant.
Alain Marciano