Sparks – The Girl Is Crying In Her Latte : Mona Lisa et Kim Jong Un

Le petit et le grand frère Mael restent fidèles à eux-mêmes, ce qui consiste plus ou moins à ne rien faire comme tout le monde. The Girl Is Crying In Her Latte manque parfois d’équilibre, mais prouve une fois encore que Sparks ont souvent raison quand tout le monde a tort.

© Big Hassle Media

Sparks. Ron et Russell. Russell et Ron. L’alouette et le vautour. Deux frangins, deux têtes pensantes pour une seule entité. L’étincelle d’un duo aussi inséparable qu’improbable, comme Mario et Luigi, Tic et Tac, Dupont et Dupond, Tom Tom et Nana, Tweedle Dee et Tweedle Dum. Sparks comptent double, donc, depuis… toujours ? Biologiquement, ça se défend, mais à l’heure d’écrire ces lignes, le compteur affiche cinquante-deux années depuis la sortie de Halfnelson… pardon, Sparks, en 1971. Un bon demi-siècle durant lequel Mael et Mael ont à peu près tout fait. Regardez-les, ces deux californiens. Car oui, les frangins Mael sont bel et bien nés sous les palmiers de Pacific Palisades, en bordure de Los Angeles. Qu’à cela ne tienne. Ron a la moustache finement expressionniste (ou Chaplinienne, ou Hitl… hum, enfin bref…) et Russell porte la marinière avec plus de conviction que la plupart de nos garde-côtes bretons. Pour eux, rien n’est impossible. Tout est une option. Glam symphonique (avant Queen), power pop acerbe (avant The Knack), art rock en costard bariolé (avant Duran Duran), synthpop luminescente (avant les Pet Shop Boys), concept-album transmédia (The Seduction of Ingmar Bergman), duo avec les Rita Mitsouko, comédie musicale avec Leos Carax et super-groupe avec Franz Ferdinand, le catalogue est épais et foisonnant sans jamais devenir lassant.

Comme pour récompenser leur sens aigu du panache, c’est Edgar Wright, excusez du peu, qui mit les deux mains à la pâte pour leur mouler un documentaire sur mesure, si pointu qu’il pourrait servir d’exemple à ce genre d’exercice. Enfin une rétrospective qui prend la peine d’examiner TOUS les albums de ses artistes. Au fil des décennies, Sparks ont acquis un statut rare et précieux, celui de véritable marqueur culturel, et Wright ne s’y était pas trompé. Lors de la conception de son métrage, The Sparks Brothers, il avait contacté une volée d’artistes pour étoffer la conversation. Parmi ceux qui répondirent présents, on recense Neil Gaiman, Todd Rundgren, Mike Myers, Steve Jones, Flea, Beck, Fred Armisen, Tony Visconti ou encore Jason Schwartzman. Sparks figurent rarement dans les tops 10 de la presse ou le peloton de tête des streams Spotify du moment, mais leurs fans sont partout. Littéralement. Jouissant d’une aura culte et d’un réservoir de fans dévoués, les deux frangins auront fini par conquérir le mainstream avec une ténacité n’ayant d’égale que leur mépris des concessions. Après des projets avortés avec Jacques Tati et Tim Burton, Leos Carax concrétisa leur rêve de grand écran avec Annette, leur valant un César de la Meilleure Musique Originale et une place en ouverture de Cannes en 2021. Une année chargée pour le groupe, avec la sortie du documentaire et la promo d’un album, A Steady Drip, Drip, Drip, sorti en pleine pandémie l’année précédente. Un album où Sparks faisaient du Sparks et le faisaient très bien, selon la formule d’art rock bondissant et de tripatouillages synthétiques fignolée depuis Hippopotamus en 2017. Aussi, quand les Mael annoncent un nouvel opus répondant au doux nom de The Girl Is Crying In Her Latte, on prend une table pour attendre le service.

Le single éponyme, avec sa vidéo qui branchait Cate Blanchett en courant alternatif, annonçait un manque d’ambages qui mettait forcément l’eau à la bouche. C’est justement ce titre qui ouvre l’écoute, suivi de Veronica Lake, avec ses bidouillages plus électroniques que la bijouterie de Nicolas Sarkozy, et qui accusent une petite tendance à tourner en rond. Un flottement vite balayé par Nothing Is As Good As They Say It Is, second single promotionnel. On y retrouve les deux frères sur un terrain glam rock guilleret, proche de Propaganda (1974), dont la recette fonctionne toujours à merveille cinq décennies plus tard. Textuellement, ça nous cause d’un nourrisson qui, vingt-deux heures à peine après son passage extra-utérin, commence déjà à regretter d’être sorti, tant ce qu’il entrevoit de ce monde ne lui semble guère justifier l’escapade. Sur ces entrefaites, Escalator est une descente en piqué vers les velléités les plus synthétiques du duo, autre facette majeure d’une évolution entérinée dès la fin des années soixante-dix. Sans être la composition la plus marquante de cette nouvelle fournée, la chanson affiche un minimalisme lustré des plus élégants. On regrettera la fin soudaine du morceau, même si cela colle évidemment avec son sujet, celui d’un regard échangé au détour d’un étage qui descend quand un autre monte. Un drôle de petit instantané burlesque comme les frères Mael en ont encore manifestement le secret.

 

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The Mona Lisa’s Packing, Leaving Late Tonight pose son grand écart entre les deux rives, soudant une ruche de claviers bourdonnants sur un shuffle très rock. La mélodie vocale n’évite pas un parfum de rengaine une fois passé le second couplet et aurait gagné à être plus nuancée pour véritablement nous enchanter. You Were Meant For Me persiste dans une approche très figée que le rythme plus soutenu de l’instrumental fait passer avec davantage d’aisance. Il en va de même pour Not That Well-Defined, qui charme sans effort pour nous conter l’impressionnisme de la vie vraie, qui se floute joliment après un verre de trop. Une ombre au tableau, régulièrement perçue sur les récents travaux du groupe, persiste néanmoins. Le son de la batterie est bizarrement anémique, peinant à imposer sa pulsation au milieu des arrangements. Cela n’empêche pas We Go Dancing d’être une des réussites de ce nouvel album, dans un registre de cabaret synthétique qui rappelle The Seduction of Ingmar Bergman. Ironiquement (ou pas), le texte est un portrait de Kim Jong Un en DJ totalitaire de la Corée du Nord. Wow. Sur une note bien moins internationale, When You Leave dépeint une autre grosse teuf, celle qui se prépare pour quand tu ne seras plus là, toi, oui, toi, celui que tout le monde n’attend que de voir partir pour sortir les bières helvètes, le vin rouge, les Delfonics et quelques scènes de King Lear. Je n’invente rien, tout est dans les paroles, promis. Sauf que les Mael (c’est Russell qui chante, mais peut-être Ron qui écrit ?) nous le disent : il faut rester, juste pour les enquiquiner. Rester encore un peu, pour les faire patienter encore plus longtemps et faire grandir leur désir de se pendre aux chandeliers en arborant des oreilles de Mickey. Encore une fois, je paraphrase.

Alors qu’on pensait avoir épuisé l’ordre du jour, Take Me For a A Ride ressort le cuirassage théâtral de Lil’ Beethoven. Cordes orchestrales débridées, cavalcades de flûtes traversières, célesta tout droit sorti de chez Danny Elfman et… une guitare métal pour muscler le propos. Quand la batterie démarre, on a presque l’impression d’être chez Nightwish, la valkyrie soprano en moins. It’s Sunny Today évacue les riffs et remplace le célesta par un clavecin, mais conserve à peu près tout le reste. Les cordes sont superbes, en contrepoint de la répétition du titre comme un mantra mélancolique, une approche qui avait porté ses fruits sur Annette. A Love Story est l’un des titre les plus inattendus de ce nouvel album. Un groove indus martelé par une boîte à rythmes anxiogène, narrant les errances d’un type parano pour une myriade de raisons, notamment parce qu’il cherche de la dope pour sa copine. Le quidam n’inspire pas la confiance, et pourrait facilement être le grand oncle du personnage du Ain’t No Thief de Viagra Boys. Plus il insiste pour nous convaincre qu’il ne s’agit pas de sa propre consommation et moins on le croit, bizarrement. Chaque album récent de Sparks comportait une jolie mélodie tourbillonnante qui, sous des airs anodins, se révélait redoutablement mémorable. On se rappelle de Edith Piaf (Said It Better Than Me) sur Hippopotamus et de All That sur A Steady Drip, Drip, Drip. Ici, ce pourrait être It Doesn’t Have To Be That Way, avec ses accords acoustiques, ses claviers british et un refrain qu’on se prend à fredonner au bout d’une minute. Gee, That Was Fun termine sur une note méditative plus solide qu’il n’y paraît, puisque que même sa batterie disgracieuse ne parvient pas à casser l’ambiance. Tant mieux, car, effectivement, tout cela fut fort fun. C’est bien la marque d’artistes exigeants que de pouvoir nous divertir avec malice, même en livrant un opus moins essentiel à leur discographie. Sparks font du Sparks, c’est exact. Il n’en reste pas moins que personne d’autre ne peut le faire à leur place.

Mattias Frances

Sparks – The Girl Is Crying In Her Latte
Label : Universal Music
Date de sortie : 26 mai 2023

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