Jeff Rosenstock – Hellmode : Le futur, c’est l’enfer

La nouvelle livraison de Jeff Rosenstock, redoutable touche-à-tout issu de la scène indie punk de Long Island, est une parfaite occasion de constater la fantaisie ébouriffante et l’incroyable vitalité créative qui parcourent sa discographie. De quoi réinjecter une belle dose de foi dans l’avenir de la power pop de skate park.

© Matt Price

Si vous connaissez des gens agacés ou enthousiasmés par Machine Gun Kelly, faites-leur découvrir Jeff Rosenstock, merveilleuse antidote à toutes les pires bassesses pop-punk du moment, qui prouve que le genre peut encore livrer sa dose de fun sans renoncer à une réelle exigence artistique. Evidemment, le talent du gaillard dépasse largement le cadre d’un simple style à cataloguer. À l’image de Viagra Boys, Mitski, Alex Cameron, The Beths ou Ezra Furman, Rosenstock fait partie d’une catégorie d’artistes qui, s’ils n’occupent pas tout à fait l’échelon le plus viral du mainstream, gravent des disques qui seront peut-être un jour célébrés comme des classiques à retardement. On aura toujours envie de revenir à des albums décomplexés et stimulants comme We Cool? (2015), Worry (2016) ou No Dream (2020), boule de nerfs punk revisitée sur Ska Dream en 2021. Jeff bosse dur. Après un début de carrière en tant que membre de The Arrogant Sons of Bitches et Bomb the Music Industry! (tout un programme), il a fondé Quote Unquote, premier label indé à fonctionner par donation, et a diversifié son cv en signant la musique de la série animée Craig of the Creek. Tout comme Ezra Furman, qui continue d’étinceler en marge de sa participation à Sex Education, Jeff nous revient avec un nouvel opus solo, alors même que l’ultime saison de Craig vient d’être diffusée durant l’été. Comme toujours avec Jeff, on sait que la seule chose à laquelle on peut s’attendre, c’est l’imprévisibilité.

Dès ses premières mesures, Will U still U enclenche un micro aussi bourdonnant que chez Julian Casablancas (ou Saez, dans un registre… autre). Le groove fait mine d’aller vers la country, avant d’exploser en punk furibard peu après la première minute, puis de sortir… un blast beat metal, carrément. Les arpèges, les chœurs et les synthés s’entrecroisent avec agilité à mesure que la voix de Jeff, elle, devient de plus en plus rageuse et distordue. Head est, comme chez les Hives de Trapdoor Solution, un pugilat hardcore placé en deuxième position de la tracklist. Les guitares sont pop et metal, les synthés sont rusés et les vocaux bourrinent joyeusement. Liked U Better est un single phare du projet, et il suffit d’une écoute pour en comprendre la raison. Une grille d’accords qui ne paie pas de mine et un chant à fleur de peau, comme la voix d’un type mal rasé qu’on aurait sorti du lit pour l’entendre exprimer tout son désarroi, avec un mélange d’incompréhension et d’irascibilité qui se ressent à chaque syllabe. Le refrain est tubesque mais, encore une fois, c’est loin d’être le seul de l’album. Doubt, autre single déjà bien buzzé, commence comme une première vraie accalmie. Des arpèges grungy sur un beat aérien, une voix suspendue sur le delay des guitares, des changements d’accords subtils qui font subrepticement monter la moutarde. La voix de Jeff, qui grimpe dans les tours au fil des couplets, véhicule une effervescence qui rappelle les plus grandes heures des Pixies. Il faut attendre la troisième minute pour entendre hurler à plein poumons mais, une fois de plus, la gradation est parfaitement maîtrisée, gratifiante et, surtout, naturelle. Il y a dans l’écriture de ce nouvel album une réelle fluidité humaine, qui accompagne constamment l’ascenseur émotionnel des textes et de la voix du chanteur.

À l’inverse, Future Is Dumb met les deux pieds dans le plat dès ses premières mesures, pour mieux s’en servir comme luge et filer à la vitesse de l’éclair à travers des strophes qui mélangent cadence punk, distorsion indie et fugaces incursions ska en fond de tempo. Profitons-en d’ailleurs pour saluer l’impressionnante performance du groupe, avec John Dedomenici à la basse, Mike Huguenor à la guitare, Dan Potthast aux claviers, à l’acoustique et aux choeurs, mais également Kevin Higuchi, dont la présence aux fûts est impériale à tout instant, quand bien même la production délibérément hérissé de certains titres s’acharne à couvrir sa batterie de larsens furieux. Justement, Soft Living s’ouvre sur une basse au son d’une saleté jubilatoire, derrière laquelle le charleston et les toms égrainent une cadence Nirvanesque, à la fois antédiluvienne et radieusement pop. Aux chœurs, Laura Stevenson fait une apparition de très bel effet, conférant un scintillement indie à des mélodies pourtant torturées. Le final de la dernière minute, où les claviers prennent finalement leur envol pour contrecarrer le goudron des guitares, est d’une efficacité totale. Après tant de bruit et de fureur, Healmode est un véritable moment de délicatesse non-feinte. Pas de batterie, pas de disto, pas de cris ni de grosse basse cradingue. La voix vulnérable de Jeff est secondée par des guitares indie folk réverbérées, un clavier tout mignon et de très belles harmonies féminines. Life Admin ressort la batterie sans ranger les guitares acoustiques, dans un registre débraillé qui évoquera tour à tour la morgue assassine de Lou Reed et le punk multiforme de Ginger Wildheart.

Le compte-tours remonte d’un coup sur I Wanna Be Wrong, avec un tempo speedé qui fait rebondir guitares et caisse claire sur des mélodies ravageuses. Les claviers s’empressent de tout précipiter dans le rouge lors d’un interlude qui sonne comme si les Strokes avaient pris beaucoup trop de coke. Je vous jure que c’est pensé comme un compliment. La prédominance est à nouveau acoustique sur le début de Graveyard Song, minuté par une batterie grunge avant de grands refrains rock qui feront sûrement un malheur en festival. La chanson assume son statut de ballade, ne mobilisant les hurlements que lors de parties rendues très mélodiques par les guitares et les claviers. L’album se termine en beauté avec la pièce la plus longue de la fournée. Les sept minutes de 3 Summers tissent un rock mélancolique et pugnace qui ménage ses effets, alignant des sections toutes plus accrocheuses et dynamiques les unes que les autres, agglomérant chœurs, guitares et claviers comme une énorme boule de neige lancée le long d’une piste rouge. Le dénivelé n’est pas critique, mais la tension ne retombe jamais et tout semble constamment pousser la chanson en avant. La coupure abrupte avant la cinquième minute n’est qu’une feinte de plus, avant un refrain final où Jeff surfe en falsetto sur des harmonies de guitares et de voix. La grande classe, jusqu’au bout. Alors que le fade out final engloutit l’eau du bain, on se prépare à rouvrir le robinet. Encore !

Mattias Frances

Jeff Rosenstock – Hellmode
Label : Polyvinyl
Sortie : 1er septembre 2023