Tous les albums de Bowie : 17. Low (1977)

En 1976, la quête de sobriété de Bowie le mène vers Berlin, alors capitale mondiale du trafic d’héroïne, en compagnie d’Iggy Pop, capitale humaine de la même substance. C’est bel et bien cette situation, pour le moins volatile, qui donnera naissance à Low, un chef-d’œuvre de prise de risque.

Low MEA

Imaginez un instant la photo de classe. David Bowie, au summum de la sexitude vénéneuse et glaciale de sa période Thin White Duke. Iggy Pop en costume de vampire métropolitain post-glam. Brian Eno, ancien dandy extraterrestre de Roxy Music. Tony Visconti, architecte glitter imperméable à l’obsolescence. En 1976, nous retrouvons David, en pleine épiphanie face au gouffre, embarquant son pote Iggy dans les bagages de sa tournée Isolar, et vers la possible reconquête d’une portion fonctionnelle de sobriété. Au mois de mai, après la fin de la tournée, Bowie déménage et pose ses affaires en Suisse pour mieux passer du temps ailleurs. Berlin lui fait de l’œil, mais il commence par aller en France et réserve le créneau estival au Château d’Hérouville, glorieuse demeure du XVIIIème siècle convertie en studio depuis les sixties, et déjà investie pour Pinups. Le but : écrire et sortir deux albums, un pour David, un pour Iggy. L’avènement d’un partenariat bref, mais devenu légendaire tant il bouleversa les formes musicales alternatives au crépuscule des seventies. Officieusement intitulé New Music ; Night and Day, programme chargé s’il en est, le projet est rejoint par Tony Visconti et son épouse Mary, qui sera l’une des choristes des sessions. Les chansons fusent, changent de mains. Bowie compose la musique pour un texte qu’Iggy improvise. China Girl, sans doute en référence à la fragilité de son aventure avec la compagne vietnamienne de Jacques Higelin. Ou au sujet du face à face de deux cultures, dans une Europe où les produits manufacturés sont plus souvent chinois qu’américains. Ou, peut-être encore, de sa bataille avec l’héroïne, connue par ses intimes sous le nom de China White. Le Blanc de Chine, aussi pâle que la page créative des deux acolytes.

Low pochetteIggy donne des fragments de paroles à Bowie, qui deviendront What In The World. The Idiot est le terreau expérimental de ce que Low grave ensuite dans le marbre. Sa stratégie d’enregistrement sera réutilisée pour Heroes. L’album est principalement composé de premières prises, avec des textes improvisés en direct par Iggy. Bowie joue de la guitare à s’en faire saigner les doigts comme jamais auparavant. On le retrouve également au saxophone, percussions, harmonica et synthétiseurs en tous genres. Après son obsession pour la soul, il s’est découvert une fascination pour le krautrock. En 1975, à Los Angeles, il avait proposé des bases d’idées à Iggy, parmi lesquelles figurait déjà le riff de Sister Midnight et Red Sails. Au micro de Rick Rubin, il y a tout juste quelques mois, Iggy citait justement quelques uns des albums qui rythmaient leurs virées nocturnes en voiture, conduits par Tony, le chauffeur de David,« un mec du Bronx, charmant, qui avait fait un peu de taule pour homicide involontaire ». Le podium des playlists regroupait Nighthawks at the Diner, troisième album de Tom Waits, ainsi que le premier album des Ramones, et, surtout, Radio-Activity. Le cinquième album de Kraftwerk orienta le cap des sessions au Château. Bowie reconduit le trio Alomar/Davis/Murray de Station to Station, recrute Ricky Gardiner en seconde guitare et Roy Young pour les claviers. Si The Idiot est iconique pour ses emportements, ses défis et sa soif d’inconnu, Low l’est tout autant pour sa sophistication, celle d’un sommet glacé à la pression mortifère et torturée. Deux faces d’une même pièce.

Quand Brian Eno, ancien condisciple de l’avant-garde glam, passe les portes du Château, The Idiot est bouclé et la première face de Low est quasiment assemblée. La seconde, composé uniquement d’instrumentaux (au sens où les rares incursions vocales ne produisent aucun mot signifiant), sera un terrain de jeu idéal pour les bidouillages synthétiques de l’ancien chimiste de Roxy Music, même si c’est bien Visconti qui supervise la production. Bowie a ressorti les idées de son projet de bande originale avortée, un échec qui le frustre et lui fait prendre une décision radicale. « J’ignore combien de temps cela peut prendre, j’ignore si ce qui en sortira sera publié ou non, mais je sens qu’il faut que je le fasse. » Visconti est enthousiaste, Eno prend place à la table et, deux semaines plus tard, Low est devenu un album. Le premier volet d’un triptyque façonné sur le sol d’une Europe fracturée par la Guerre Froide. Il faut le préciser, la fameuse trilogie berlinoise n’en est pas vraiment une, puisque la France, la Suisse et même la Pologne ont également pesé dans l’équation. Le gros des sessions de Low a lieu à Hérouville, même si le mixage sera fait à Berlin. Fascinés par la ville, Bowie et Iggy décident de s’y installer en colocation. David encourage l’ancien Stooge à se mettre à la peinture, et des sessions de dernière minute donnent naissance à Art Decade et Weeping Wall, les dernières compositions ajoutées à l’album. Pour la pochette, Bowie choisit une photo prise sur le tournage de The Man Who Fell To Earth, où son profil androgyne se fond dans le feu de l’horizon. L’image de David Bowie jouant le rôle d’un extraterrestre se faisant passer pour un être humain. Le déguisement ultime, qui consiste à faire croire qu’il peut se dévoiler, une illusion que le contenu de Low fait voler en éclats.

À titre personnel, Speed of Life m’a énormément marqué à un très jeune âge, dans le salon de mes parents, deux fans chevronnés. Ce premier titre, un instrumental de moins de trois minutes, fut plus accrocheur et entraînant pour mes oreilles encore analphabètes que bien des chansons vocales. Les guitares sédimentaires sont dans la continuité de Station to Station, mais les synthétiseurs éparpillés renvoient aux moments les plus radicaux de Diamond Dogs. Encore plus compacte, Breaking Glass est une démonstration de force de moins de deux minutes, qui condense des idées hétéroclites au sein d’une mixture robotique. What in the World était à l’origine destinée à The Idiot, et Iggy est présent sur les chœurs. Les synthétiseurs virevoltent autour des guitares funky comme un essaim de guêpes futuristes. Sound and Vision est un mélange novateur et totalement fascinant. Une improbable fusion de rock, pop, funk et soul que personne n’avait encore osée, à la fois audacieuse et foncièrement accessible, où se croisent accords jazzy, lignes vocales outrées façon kabuki, basse krautrock et batterie traitée dans un harmonizer synthétique.

Always Crashing in the Same Car renoue avec les tableaux hantés de Diamond Dogs pour conter la frustration de vices circulaires et d’erreurs à répétition. Le texte fait référence à un incident survenu alors que Bowie, au volant de sa Mercedes dans Los Angeles, avec Iggy sur le siège passager, aurait reconnu un dealer l’ayant escroqué par le passé. Il aurait alors conduit jusqu’à l’endroit où le type avait garé sa voiture et s’était plu à l’emboutir de multiples fois. Be My Wife est ce qui s’approche le plus d’une chanson rock selon la notion traditionnel du terme, tout en restant loin des canons du genre. Sur l’intro, un piano rétro est perforé par des guitares stridentes. Les lignes vocales sont insérées dans un instrumental protéiforme, qui rajoute et tronque des mesures au gré de sa composition. L’arrière-plan, riche en synthés, agglomère un orgue Farfisa dont le son vintage contraste avec la batterie martiale. Bowie joue la plupart des guitares dans le style bruitiste et anguleux développé sur Diamond Dogs. De son vivant, il citera régulièrement cette chanson comme l’une de ses favorites. La face A du vinyle se clôt sur A New Career in a New Town, où l’on entend de l’harmonica pour la première fois depuis The Jean Genie. Loin de l’hommage aux Yardbirds du single de 1973, la seconde plage instrumentale de Low utilise l’instrument comme une mélodie de chant, soutenue par une ligne basse omniprésente, des accords au piano et des synthés atmosphériques.

Warszawa compte parmi les propositions les plus culottées de la discographie de Bowie. Inspiré par une brève excursion en Pologne, il charge Eno de créer une pièce instrumentale évoquant une forme d’extase mystique. Brian ne se fait pas prier et Bowie invente des mots pour les harmonies du morceau. Art Decade tire son titre d’une rue en Allemagne, et l’atmosphère du morceau est impactée par celle qui régnait alors dans le Berlin Ouest qui fascinait tant Bowie. Initialement peu satisfait de la composition, il se laissera convaincre par Eno de l’explorer davantage. David joue la guitare et le vibraphone, Brian se charge du Moog et du piano. L’ajout du violoncelle de Eduard Meyer confère un charme romantique à l’ensemble, comme un ancien thème cinématographique oublié. Weeping Wall est exclusivement l’œuvre de Bowie, qui compose et joue la totalité des instruments. Fasciné par Steve Reich et les orchestres de gamelan balinais, il improvise une variation sur Scarborough Fair, où sa voix fait corps avec les synthétiseurs sur fond de percussions minimalistes. Subterraneans est l’un des thèmes enregistrés en 1975 pour la bande originale de The Man Who Fell To Earth. Sur Low, toutes les pistes ajoutés lors des sessions au Château sont inversées par Eno. Cette atmosphère irréelle, comme le fantôme d’un autre monde, évoque elle aussi l’ombre du Mur de Berlin. Vingt ans plus tard, la pièce est réutilisée comme introduction scénique pour la tournée Outside avec Nine Inch Nails, un partage d’affiche sans hiérarchie entre première ou seconde partie. Même au faite de son aura de superstar, Trent Reznor se rappelait encore que Low avait été l’étoile polaire de sa propre aventure.

En 1976, cependant, les réactions sont plus hostiles. À l’écoute de Low, les pontes de RCA pètent une bonne grosse duritasse des enfers, et écrivent immédiatement à Bowie de retourner en studio pour faire un truc « plus comme Young Americans ». Non seulement David refuse, mais il encadre la lettre dans son salon. La sortie de l’album sera retardée jusqu’à début 1977, lui patiente en continuant son voyage. RCA exige une promotion énorme pour booster les ventes, mais Bowie préfère rejoindre le groupe de scène d’Iggy en tant que claviériste. Sur scène, il joue assis, porte des chemises à carreaux, des lunettes fumées et une casquette de papi.

Comme souvent dans les tournants décisifs de sa carrière, certains choix poussent à la spéculation. Il est parfaitement probable que le Bowie de Low avait tout simplement résolu de prendre soin de lui-même, faisant du studio son premier lieu de vie créative, loin des feux de la scène. Low est une mise en danger assumée, conçue comme un album des albums. Un objet destiné à se suffire à lui-même, comme l’atteste son titre, une boutade délibérée que peu de gens comprirent sur le moment. Low, comme « low profile »,  » faire profil bas », pour un album représentant une totale prise de risque. Celui d’une star décidant d’user de sa notoriété pour exposer le grand public à des sons révolutionnaires, au mépris d’un rejet comme celui essuyé par Iggy sur Raw Power, les avaries de mixage en moins.

Plus de quarante-cinq ans ont passé. Low est universellement considéré comme un chef-d’œuvre, et la vanne de son titre n’en est que plus désopilante.

Mattias Frances

David Bowie – Low
Label original : RCA
Date de sortie originale : 14 janvier 1977

2 thoughts on “Tous les albums de Bowie : 17. Low (1977)

  1. En 2002, Bowie et son groupe rejouaient l’intégralité de Low pour le public de Montreux dans l’ordre originel d’une oeuvre véritablement singulière (un tel honneur fut épargné à Tonight bizarrement…). Et entendre la ligne d’harmonica de A New Career In a New Town sur le dernier titre de Blackstar….frissons fantomatiques…

    Enregistré principalement en France au château d’Hérouville dans la foulée du guttural The Idiot avec Iggy (avec la complicité de Laurent Thibaut) et de Brian Eno, Low demeure amha la pièce maîtresse de Bowie, l’album qui lui seul pouvait créer dans son chaos intérieur. Low restera son disque ultime, le plus personnel.

    Instrumentaux majestueux en contrepoint de chansons minimalistes. Son étrange et bricolé entre batterie et guitares entremêlées aux sonorités électroniques. Sound and Vision dont le chant surgit enfin au bout d’une minute….A partir de A New Career In A New Town jusqu’à Subterraneans, c’est un voyage étrange. On rajoute le très beau Some Are (mais pourquoi ils l’ont pas collé dès l’origine ?) et c’est le coup de grâce. Au passage la bande originale parfaite pour le rôle de Thomas Jérôme Newton ( https://www.youtube.com/watch?v=-sJ-7z6nyA8 ).

    Quand on compare ce qu’il a commis dans les années 80, on est franchement sur un ovni…Quelques frictions avec Visconti, qui imposait sa compagne dans les choeurs, expliqueraient l’absence du chant de David sur certaines compositions. Ca tient à rien quelquefois….C’est l’album que je passe en priorité lorsque je teste une nouvelle installation hifi.

    La pochette Low est extraite du film TMWFTE, son personnage en miroir sur la pellicule, son incarnation spectrale de l’époque. Et vous voici, côte à côte avec l’homme qui tombe en morceaux… », écrit Charles Shaar Murray en introduction de sa critique dans le New Musical Express. Le journaliste prévient : dans un « ciel orange incandescent. Le miroir de David Bowie ne renvoie plus le visage d’un masque, il ne renvoie pas même un visage. ». Avant son absence hantée de dix ans au début du 21 ème siècle, Bowie réussissait le coup de maître de l’effacement dans un album alors qu’il avait passé des années à rechercher la lumière.

    Le clip Be My Wife (tourné en juin 1977 à Paris alors qu’il paraissait à la première projection du film TMWFTE) le montre ironique et grimaçant dans un studio d’une blancheur lumineuse (un océan de drogue ? ): gros plan sur un visage maquillé, des dents à trucider un dentiste sur place, le foulard chic porté avec d’improbables sandales (ouch Brummel is dead), des mimiques forcées avec un brin d’auto dérision so british (on ne se refait pas). Qui d’autre que Bowie pouvait sortir un truc pareil ?

    Subterraneans : https://www.youtube.com/watch?v=GIG0eIjHEPY

  2. Un des meilleurs albums avec Hunky Dory. Sound and Vision en point d’orgue ! Sacré David Jones

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