Jim Jones All Stars – Ain’t No Peril : Partouze vaudou rétrofuturiste

Après le molosse d’Algiers, le lycanthrope des Queens, le dragon du Lézard Sorcier, le lombric géant de HMLTD et le tigre vert de Rival Sons, voici venir la saison de la panthère écarlate du génial Jim Jones, qui mène son nouveau groupe à l’assaut avec une verve maléfique irrésistible.

Jim Jones appartient à une espèce fascinante, celle des personnages drapés d’une aura presque surnaturelle, un prédicateur rock qui prêche un chemin vers le futur tracé à travers un passé hybride, où se côtoient proto-punk animal, soul des bas-fonds, boogie hanté, ballades gothiques et fracas bruitiste, comme dans une gigantesque partouze vaudou rétrofuturiste. Le hurleur anglais avait fait ses premiers pas comme frontman de Thee Hypnotics, dont le garage psychédélique Stoogien leur avait valu l’admiration de Stiv Bators et des Damned à la fin des années quatre-vingt. Après trois albums, pourtant, le groupe est sur les rotules et se sépare. Jim crée Black Moses et signe deux très bons disques à l’orée des années 2000. Le second, Royal Stink est une merveille de rock crado pour gangster dandy. Si vous êtes en panne de carburant sonore pour votre bolide le plus explosif, montez le volume sur Can’t Breathe (Turkey Neck) et Better Believe, je vous promets que vous ne le regretterez pas.

En 2007, Jim fonde The Jim Jones Revue avec Rupert Orton. Leur premier album, sorti l’année suivante, est une tuerie, mise en boite en quarante-huit heures. Un garage punk furibard, hurlant comme Little Richard sous influence made in Detroit. Le second, Burning Your House Down, produit par Jim Sclavunos (Bad Seeds, Grinderman) raffine la formule en un rendu plus net. Le troisième, The Savage Heart, guide leur rock primal vers de nouveaux horizons chamaniques. La Revue finit elle aussi par se séparer d’un commun accord en 2014. Il était temps pour ses membres de passer au prochain chapitre. Pour Jim, ce fut The Righteous Mind avec Gavin Jay, bassiste de la Revue avec qui sa collaboration perdure à ce jour. Les deux albums de Jim Jones & The Righteous Mind figurent parmi mes coups de cœur immédiats des dernière années. Les chansons sont incroyables, jusqu’au moindre single produit hors album (Alpha Shit, l’une des plus magistrales reprises du flambeau ardent de Raw Power). En fan assidu, j’ai vu la formation sur scène à deux reprises, et les souvenirs me sont inoubliables. Je me rappellerai toujours cet improbable concert face à trente personnes au milieu d’un champ, en fin de soirée d’un festival de voitures vintage dans le sud de la France. Ajoutons, en outre, que Jones se montre particulièrement prévenant et courtois avec son public. L’homme est un passionné, toujours prêt à partager ce qui le fait vibrer, et sa bienveillance est aussi chaleureuse que sa musique est menaçante.

Malheureusement, le confinement de 2020 aura raison de The Righteous Mind, dont les membres ne peuvent pas continuer à bosser à distance. Jones ouvre son carnet d’adresse et réunit une nouvelle équipe sous l’étiquette Jim Jones All Stars, à mi-chemin entre projet solo et jam entre potes. Ain’t No Peril est le premier album de la formation, enregistré à Memphis, tout proche du Mississipi. Gavin Jay est à la basse et Eliott Mortimer, premier pianiste de la Revue, a lui aussi repris son poste. La batterie est tenue par Chris Ellul de The Heavy, redoutable gang anglais féru de garage et de soul. Jones, lui-même guitariste aguerri, est flanqué de Carlton Mounsher (Deathwish, The Swamps) à la six-cordes. Ali Jones assure les chœurs et le groupe compte, non pas un, non pas deux, mais trois saxophonistes : Stuart Dace, Chuchi Malapersona et Tom Hodges. Un ténor et deux barytons. Autant dire que ça ne plaisante pas. Curieux d’entendre tout ce beau monde en action, on lance le son. Devil’s Kiss palpite comme un mantra de possession, vocalisé par un timbre qui frise l’androgynie malsaine de Raw Power. La transe hypnotique de ce premier titre explose ensuite sur Gimme the Grease. Sur la pulsation soul minimaliste d’une guitare à peine salie et d’une basse lourdement fuzzée, Jim tarabuste les saxophones avec le pistolet à clous de son phrasé.

En duo avec Nikki Hill, It’s Your Voodoo Working est la première des deux reprises qui figurent sur l’album. Ce titre de Charles Sheffield est l’occasion de manier une magie noire qui n’était que sous-jacente sur l’originale de 1961, à l’heure où Screamin’ Jay Hawkins terrorisait encore les chaumières. Or, et c’est peut-être là que se niche une partie du secret, la voix de Jim est reconnaissable entre toutes. Malgré les multiples influences que l’on peut évoquer à l’écoute de Ain’t No Peril, sa sarabande sonore est avant tout un écrin tissé au personnage de Jim Jones. S’il pourrait facilement être placé parmi Nick Cave, Iggy, Tom Waits, Arthur Brown, Screamin’ Jay Hawkins et autres Arthur Brown, c’est autant comme individu singulier qu’en tant qu’émule de ses influences. Il y a d’ailleurs des admissions qui font presque peur à écrire. Comme, par exemple, que les cinq minutes de Your Arms Will Be The Heavens rivalisent à la fois avec le meilleur des Bad Seeds période Henry’s Dream et avec les coups d’éclats acoustiques de Jack White en solo. À l’opposé sur le spectre de l’humeur, I Want You (Any Way I Can) est un truc ultra-féroce, vénère à en baver sur des kilomètres et qui ne dépasse pourtant pas les deux minutes vingt. Les spasmes funky de la section rythmique, galvanisés par les saxophones, se frottent à un alliage de guitares garage, de piano boogie et de feulements de James Brown Stoogien.

Ain’t No Peril comporte trois compositions instrumentales. La première est Hot Sauce, qui tord son riff incantatoire, groove en traînant du cul et se déhanche en cassant tout sur son passage, comme si les Queens de Lullabies To Paralyze reprenaient Les Baxter. Avec une terminologie ayant récemment fait des merveilles chez Viagra Boys, la barre était haute, mais Troglodyte est probablement l’un des sons les plus effarants que vous entendrez avant un moment. Le son du groupe est énorme, sombre, terrifiant, agressif, dégueulasse. Cette reprise du Jimmy Castor Bunch est d’autant plus osée que son texte, une caricature sexuelle préhistorique à la Robert Crumb, cadre très peu avec ce que devraient être nos valeurs contemporaines. Jones prend d’ailleurs la peine de le signaler lors des prestations live. Sur l’enregistrement, il chante comme on imagine le diable s’adresser aux mortels pour quémander un verre de gnôle. Un phrasé torve, glauque, ténébreux, acerbe et terrifiant de charisme, qui sent fort la poix et le mauvais sort. Il n’est d’ailleurs pas seul, puisque ses harangues sont reprises en fond de salle par Eugene S. Robinson, frontman de Whipping Boy et Oxbow, rompu aux hurlements torturés.

Chingón est un autre instrumental, jazz et garage à parts presque égales, avec une basse au son sidérant, comme le figuralisme d’un personnage de Tarantino en pleine descente de LSD. You Got the Best Stink (I Ever Stunk) fusionne saxophone baryton et guitare fuzz avec une puissance dévastatrice. La section rythmique charbonne sans férir et Jim vocalise comme Tom Waits possédé par Iggy en plein hommage à James Brown. La chanson-titre persiste dans cette voie tout en alourdissant la cadence. Sur un shuffle blues équarri à la fuzz, les saxos font les gros bras autour la basse. La voix éructe un sermon poisseux, comme pour une grand-messe satanique enfumée par Kenneth Anger. Jim gronde sa vaillance sur le ton de la menace. « Aucun démon ne me nuira, aussi longtemps que je peux le serrer de mes bras ». C’est toujours bien de prévenir, en effet. Drink Me, troisième et dernier instrumental, pourrait quasiment porter le nom Heavy Lounge #2, si tant est que Jim revendique toujours ce label. La production est une merveille d’opposés qui s’attirent. Les guitares ultra-saturées, les chœurs et les saxophones s’accordent sur une fréquence hors du temps, comme un fil électrique tendu entre 1920 et 2020. Evil Eye est un ultime tour de piste propulsé par un riff antédiluvien et un chœur de secte gonflé de venin. Le chant hurle un exorcisme qu’on espère infructueux, tant l’envie de retourner se faire envoûter est prenante. Maudit soit le démon qui refuserait notre âme.

Mattias Frances

Jim Jones All Stars – Ain’t No Peril
Label : Ako-Lite Records
Date de sortie : 29 septembre 2023