Rétrospective Martin Scorsese : 8. Raging Bull (1980)

Tout le monde a oublié que Raging Bull n’a pas déplacé les foules en son temps. Mais n’est-il pas normal que la marque indélébile laissée par Scorsese sur le genre du biopic et la mise en scène du sport au cinéma ait effacé des mémoires cet échec public ?

Joe Pesci et Robert De Niro – Copyright Park Circus France

En 1976, le premier Rocky avait été un succès annonciateur de la fin du Nouvel Hollywood. L’optimisme du film préfigurait l’envie d’une majorité d’Américains de clore la période de doute vis-à-vis des institutions symbolisée par le Watergate. Une envie qui se matérialisera par l’élection de Reagan en 1980. Il est donc à cet égard ironique que Raging Bull ait été produit par Winkler et Chartoff, tandem qui fut déjà à la manœuvre pour le chapitre 1 de la franchise stallonienne. Car Raging Bull partage avec La Porte du Paradis, sorti la même année, le fait d’incarner l’un des derniers feux du Nouvel Hollywood. Les deux films furent d’ailleurs produits par United Artists, studio que le flop du film de Cimino mit en faillite… un moment généralement considéré comme l’acte de décès du Nouvel Hollywood. L’échec public fut aussi là pour Scorsese, avec une ampleur nettement moindre. Une différence cependant : il fallu plusieurs ressorties du film pour que le Cimino, vénéré dans l’hexagone, connaisse un début de réhabilitation américaine. Là où le statut de classique de Raging Bull et l’interprétation de La Motta par De Niro s’imposeront très vite auprès de la critique et des cinéphiles américains en dépit de l’échec public du film. Nouvelle ironie du sort d’ailleurs : De Niro et la monteuse Thelma Schoonmaker décrocheront leurs Oscars respectifs le lendemain d’une tentative d’assassinat de Reagan inspirée par Taxi Driver.

« Quel chemin il m’a fallu parcourir pour arriver à toi ! » : cette mythique réplique finale d’un film de chevet de Schrader (Pickpocket de Bresson) résume la route tortueuse qui a amené Scorsese à s’emparer du projet. Pendant le tournage du Parrain 2, De Niro lit l’autobiographie du boxeur Jake La Motta et propose à Scorsese de l’adapter. Refus du cinéaste peu intéressé par le sport, et la boxe en particulier. Co-scénariste de Mean Streets, Mardik Martin va écrire un premier jet. De Niro n’est pas convaincu, et Paul Schrader réécrit le scénario, l’amenant sur un terrain mystique plus compatible avec les préoccupations scorsesiennes. Et c’est finalement Scorsese et De Niro qui réécriront le scénario dans la version connue. Entre temps, le vécu scorsesien a rencontré le matériau du film. Peu après La Dernière Valse, Scorsese fait une overdose et échappe de peu à la mort. Et le soutien de De Niro pendant l’épreuve sera une des raisons de son implication. Un De Niro au rôle décidément clé puisqu’il repèrera dans un téléfilm Joe Pesci, interprète du frère/manager du boxeur Joey La Motta.

Au cours du film, le cinéaste a majoritairement recours au Noir et Blanc. Un Noir et Blanc évoquant lors de certaines scènes le néoréalisme italien et renforçant la dimension expressionniste du filmage des combats de boxe. Un choix rappelant d’ailleurs l’importance des synergies collectives au cinéma, importance parfois éclipsée par le concept d’auteur : voyant des plans de De Niro filmés en 8 mm couleur, le cinéaste Michael Powell et le chef-opérateur Michael Chapman conseillèrent à Scorsese de faire le film en Noir et Blanc. De son côté, Gene Kirkwood, producteur associé de Rocky, évoquait souvent Les Forbans de la Nuit et Le Grand Chantage, deux grands Films Noirs fifties Noir et Blanc à ses yeux fortement liés à Mean Streets. Toutes choses qui feront mûrir chez Scorsese l’idée du choix du Noir et Blanc.

Sauf que le générique d’ouverture affichera en rouge sang du titre du film. Comme un contraste aussi bien avec le Noir et Blanc qu’avec la combinaison des ralentis et du morceau-thème du film (Cavaleria Rusticana), cette dernière soulignant la grâce des déplacements du boxeur La Motta sur le ring. Mais chez Scorsese, la grâce n’est jamais très loin du martyre. Pour paraphraser le personnage de Charlie dans Mean Streets, on pourrait d’ailleurs dire qu’aux yeux de La Motta, « on ne paie pas pour ses fautes à l’église mais sur un ring ». Les moments d’inertie de La Motta sur un ring ressemblent à des moments où il recherche la souffrance pour expier ses péchés sous les coups de poings de l’adversaire. Au choix : sa tendance à en venir trop facilement aux mains avec son épouse Vickie et son frère/manager Joey, sa jalousie maladive concernant Vickie… La victoire accordée à son rival Sugar Ray Robinson parce que ce dernier partirait faire la guerre est ainsi ressentie comme une punition par La Motta. Et ce en dépit du caractère alors courant des résultats arrangés dans la boxe, élément souvent évoqué par le cinéma américain classique.

Raging Bull affiche 2Marqué, comme souvent chez Schrader, par l’ombre dostoïevskienne, Raging Bull est donc le récit d’une chute et d’une prise de conscience de ses fautes par la souffrance. Une vision de la trajectoire de La Motta irriguant autant la structure du récit que ses parti pris formels. Le film a fait date dans la mise en scène des combats de boxe, et pourtant ces derniers sont souvent courts. De même, une partie de la vie de La Motta est présentée de façon vignettée, entre bouts de combats en Noir et Blanc et pellicule argentique couleur à l’allure usée (reflet d’un bonheur factice ?). La majorité du film est composée de séquences à la durée étirée :

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pétages de plomb de La Motta, rapports compliqués avec son frère et son épouse, moments où, même lorsque La Motta est de sortie, ses travers ne prennent pas de congés, retraite sportive ne sauvant pas son couple, prison et tentative ratée de reconversion d’un La Motta aux allures de phénomène de foire…

Effet de balancier racontant que les succès et échecs sportifs sont la périphérie de la trajectoire de La Motta : un long mouvement de chute hors le ring. Et même à l’intérieur des combats, tel détail mis en exergue par la caméra ou tel contrepoint raconteront que, victoire ou défaite, le goût reste amer. Les gouttes de sang coulant de la corde du ring par exemple. Ou la mine déconfite de Vickie voyant Jake salement amocher un adversaire dont elle avait eu le malheur de complimenter le physique.

La mise en scène de la boxe réussit à retranscrire l’intensité live de l’évènement sportif… en passant par les tourments intérieurs de La Motta. Au plus près des combattants, elle raconte la souffrance physique et métaphysique de La Motta. Un double aspect se retrouvant dans le travail sur le son : aux clameurs du public sont ainsi mêlés des bruitages n’ayant rien à voir avec le match, comme par exemple des rugissements. Reflet de l’état de confusion de La Motta dans ces moment-là… aussi bien que du caractère primitif du combat de boxe selon Scorsese. Un expressionnisme formel au sens littéral – représentation exagérée de la réalité – donne au sang qui coule et à la violence des combats de boxe quelque chose de gore. Tandis que le recours à de la fumée artificielle évoque autant l’ambiance caniculaire d’un combat que la fournaise intérieure de La Motta.

Chez Scorsese, le miroir a quant à lui souvent été l’endroit permettant aux personnages de se mettre en abyme. Mais cette fois la mise en abyme passe par un travail d’acteur et la médiation des références au théâtre/cinéma.

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Le film débute et s’achève dans la loge d’un bar newyorkais miteux, avec un La Motta répétant son numéro. Au début du film, un La Motta bouffi et déchu passe par Laurence Olivier et Shakespeare pour révéler malgré lui la part effrayante et grotesque de la culture américaine de l’entertainment. A la fin, c’est la mention de Sur les quais qui se charge de résumer le destin de La Motta. Puis viennent s’afficher une citation et une dédicace. Celle du Nouveau Testament précédant le générique de fin a sa part d’ironie. « J’étais aveugle, et maintenant je vois », c’est le début d’une prise de conscience au fond du trou. Sauf que la révélation religieuse est aussi quelque chose que l’Amérique a galvaudé à force de le mettre en scène dans la politique et le divertissement. La dédicace concerne, elle, H.P. Manoogian, professeur de cinéma de Scorsese décédé en 1980.

Raging Bull est le moment où Scorsese atteint pour la première fois sa pleine mesure de cinéaste, imposant sa marque à la fois au biopic et au film de boxe. Surtout, là où la réussite de Mean Streets et Taxi Driver s’était construite dans un cadre relativement modeste, le cinéaste signe son premier chef d’œuvre dans le cadre d’un gros projet. La suite des années 1980 verra, en dépit de quelques réussites, Scorsese se chercher avant que renouer avec le crime organisé ne donne un second souffle à son cinéma dans les années 1990.

Ordell Robbie

Raging Bull
Film US de Martin Scorsese
Avec : Robert De Niro, Cathy Moriarty, Joe Pesci…
Genre : Biopic, Drame, Évènement Sportif
Durée : 2h09
Date de sortie française : 25 février 1981