Ian Manook est de retour en Asie centrale avec cette équipée sauvage au fin fond de la Sibérie. Un véritable récit d’aventures en compagnie d’une petite troupe bigarrée de personnages singuliers et attachants.

Ian Manook : revoici notre écrivain globe-trotter préféré, c’est celui qui, il y a dix ans, avait signé Yeruldelgger dans les steppes mongoles et qui relançait le genre dit du polar ethnique.
Ian Manook c’est l’un des nombreux pseudos de Patrick Manoukian, journaliste au look de Commandant Cousteau (il écrit notamment sous le nom de Roy Braverman pour des trucs plus américains).
Après quelques escapades en Islande (avec le Krummavisur notamment), Ian Manook est de retour en Asie centrale avec cette Débâcle.
Une Débâcle qui sera peut-être bien l’occasion de (re)découvrir un autre récit qui semble sorti du même tonneau mais qui était un peu passé en-dessous de nos radars : Ravage.
C’était en 2023 chez Paulsen également et ça se passait au Canada.
Mais revenons en Russie pour noël 1991 : le Soviet Suprême dissout l’Union Soviétique. Les différentes républiques gagnent leur indépendance mais c’est le chaos qui règne à l’heure de la débâcle de l’empire.
Au milieu du chaos, de la confusion et de l’incertitude, Piotr, un ancien agent kagébiste, se voit confier une mission dans les profondeurs de la Sibérie, à Oïmiakon, pour « effacer les traces » (autrement dit : le dernier témoin) d’une ancienne déportation au goulag, celle de Boris Poliakov.
« […] – Oïmiakon ?
– Sibérie. Cinq mille kilomètres à l’est de Moscou, sept cent cinquante kilomètres au nord de Iakoutsk, aux portes du cercle polaire. Le cul-de-basse-fosse de l’empire. Moins soixante-sept degrés les mauvais jours d’hiver, trente-cinq en été, et sous un mètre de neige deux cents jours par an. »
Piotr va donc atterrir au fin fond de nulle part, un trou perdu à des milliers de kilomètres de tout, en pleine débâcle, mais cette fois c’est bien celle des fleuves glacés qui se dégèlent et inondent tout.
Avec quelques âmes perdues, dont une jeune femme qui va lui servir de guide, il part plus encore vers le nord, à la recherche de celui qu’on lui a désigné comme cible.
Et nous voici partis pour une équipée sauvage à travers les plaines glacées de Sibérie.
Pourquoi Piotr ? Pourquoi Boris ? … Manook et la taïga nous réservent évidemment quelques surprises.
Il y a donc là Piotr chargé d’éliminer le zek dénommé Boris Poliakov, sur l’ordre d’un mystérieux et dangereux Vladimir Platov que l’on ne rencontrera pas (vaut mieux pas) mais dont l’ombre plane sur la forêt.
En Sibérie, Piotr fera la rencontre de l’inoubliable Liouba. Elle n’est âgée que de quinze ans. Enfin, quinze ans et trois ours pour être précis. Avec ce personnage, Manook a déniché une pépite dans le permafrost et c’est elle qui nous servira de guide pour traverser la taïga qu’elle connait comme sa propre main.
Il y aura là aussi, Vassili le pilote d’hélico, et même un enfant Sacha, ainsi que la trop jeune Yuliana qui n’est hélas, déjà plus une enfant.
Ah j’allais oublier Jaune, le chien jaune.
C’est cette bande hétéroclite, cet équipage improbable que nous allons accompagner dans les forêts glacées et « cette marche ne sera pas une promenade de santé », on s’en doute.
En chemin nous ferons la connaissance de Fiodor qui, comme beaucoup d’autres, vit quasiment en ermite au fin fond de cette dangereuse taïga.
Quelque part entre écologie, décroissance et survivalisme, Fiodor et Liouba, en harmonie avec leur milieu naturel, sont à l’opposé de Piotr, le fonctionnaire venu de la ville.
« […] — La taïga est un monde à part, reprend Fiodor. Tu y trouves l’avant-garde de l’avidité géologique, minière et pétrolière soviétique au complet. Tu y croises aussi des pêcheurs, des chasseurs , des braconniers, des fugitifs, des autochtones, des vieux-croyants, des ermites. »
Cette histoire est un roman d’aventures à part entière, une virée sauvage au sein d’une nature grandiose et spectaculaire.
On oublie assez vite le contexte soviétique, point de départ de cette aventure, pourtant l’ombre du goulag se cache derrière chaque arbre de cette odyssée.
Nous voici au cœur de la forêt de tous les dangers : l’ours bien sûr, c’est son royaume.
Mais dès qu’elle en repère un, Liouba veille sur nous : « fais le mort, sinon tu le seras bientôt ».
D’autres dangers encore : la débâcle et les eaux qui bouillonnent d’être enfin libérées, les terribles incendies qui avancent beaucoup trop vite, la sournoise dermite des apiacées qui brûle la peau, et même les fous de dieux qui ne sont pas les moins dangereux.
Le récit est également imprégné d’un léger parfum de chamanisme, un mélange savoureux qui reste parfaitement maîtrisé. Les rêves qui viennent hanter les personnages sont utilisés pour faire avancer l’intrigue ou en expliquer certaines parts cachées. C’est la part spirituelle de ce récit.
Et puis Manook est un gourmand de notre langue savoureuse et là, il s’est un peu lâché !
L’équipée est le prétexte pour nous faire découvrir tout un riche vocabulaire. On pourra souffrir d’anhédonie ou même d’alexithymie, subir la prépotence, rencontrer le maral, découvrir une diffluence. Tout cela va nous sabouler intelligemment l’esprit et l’encyclopédie devra rester à portée de main !
L’écrivain reprend d’ailleurs un truc utilisé dans le Krummavisur (son roman précédent, rappelez-vous l’impayable inspecteur Ari) avec ici encore des proverbes à la noix débités cette fois par Vassili, le pilote d’hélico :
« […] Poulaga dans la taïga agace le renégat.
Hommes à vodka, hommes à tracas.
L’homme fatigué ne passera pas le gué !
L’homme fourbu est un héros vaincu.
La chance sourit aux chanceux.
Sagesse de vieux n’est que vieille sagesse. »
Et il y en aura bien d’autres encore, comme le poétique « Quidam ou chamane, donne de la petite marie-jeanne à ton âme ».
Et pour faire bonne mesure, le lecteur aura droit également aux règles de survie dans la taïga, édictées par la jeune Liouba :
« […] Règle taïga : mieux vaut suivre qu’être suivi.
Règle taïga : tout prédateur devient un jour la proie d’un autre.
Règle taïga : chaque proie rend le chasseur plus intelligent.
Règle taïga : nos bruits renseignent les autres.
Règle taïga : ne souille pas le feu qui te chauffe et te nourrit. »
Et pour conclure ce florilège : « Dans la taïga, ne pense qu’à la taïga » !
À savourer sans modération.
Au cours de cette randonnée sauvage, le lecteur curieux fera également la rencontre d’un curieux coléoptère pyrophile.
Un insecte qui n’annonce rien de bon pour nous parce que ce gros bourdon détecte les incendies de forêt et fonce à tout allure au cœur du brasier (nous, on file de l’autre côté et vite fait) : « On dit que le mangeur de feu détecte un incendie à plus de cent kilomètres.
Cette espèce de scarabée recherche les feux de forêt parce qu’elle pond ses œufs dans du bois tout juste brûlé et encore chaud. »
Bruno Ménétrier