Nos 50 albums préférés des années 70 : 24. New York Dolls – Too Much Too Soon (1974)

Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, Too Much Too Soon, le malheureusement bien-nommé, second et dernier opus des Dolls originelles.

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Pour quiconque s’étonnerait du choix de ce sujet, dissipons toute ambiguïté. Oui, le premier album éponyme des New York Dolls, sorti en 1973 et produit par Todd Rundgren, est un chef-d’œuvre largement validé par la postérité. Toutefois, il faut se rappeler que la relation entre le groupe et Rundgren était houleuse, au point qu’aucun des deux partis ne fut, sur le moment, satisfait par le résultat. Too Much Too Soon devait donc redresser la barre.

Au moment de retourner en studio pour mettre en boîte un second LP, les Dolls veulent s’assurer que tous les moyens sont de leur côté. Johnny Thunders prône l’auto-production, mais le reste du groupe est dubitatif. Ils approchent Leiber and Stollen, le duo responsable des débuts d’Elvis, qui leur suggère de contacter George « Shadow » Morton. Ce qui tombe bien, puisque les Dolls sont fans des Shangri-Las, dont Morton avait signé les plus grands hits. Il a ensuite bossé avec Vanilla Fudge et Iron Butterfly, perdant peu à peu foi en sa profession. « Je m’ennuyais dans le business de la musique et j’ai accueilli les Dolls comme un défi. C’est le genre de groupe qui vous arrache à l’ennui ». C’est vrai, et même un peu trop. À l’époque, Morton souffre d’un problème d’alcool grandissant, que la fréquentation des Dolls ne tempère absolument pas. Le bassiste Arthur Kane est lui aussi accro à la bouteille, tandis que Johnny Thunders et Jerry Nolan ont amorcé la spirale héroïnomane qui précipitera la fin du groupe. Malgré ou grâce à ces failles, les Dolls et Morton sympathisent instantanément. Ils passent du temps sur la production pour travailler le rendu des voix et enrichir les arrangements musicaux. La progression des sessions est plus lente que prévue, forçant le groupe à enregistrer quatre reprises pour étoffer l’album. Le mixage est finalement bouclé à la fin du mois de février 1974, et Too Much Too Soon arrive dans les bacs le 10 mai.

Babylon est l’occasion refondre les acquis du premier album dans le moule d’une production plébiscitée par le groupe lui-même. On déboule sur des chapeaux de roues qui ressemblent à ceux de Personality Crisis, mais l’exécution est plus ramassée, avec un piano qui reste discret derrière les guitares rugissantes de Thunders et Sylvain Sylvain. L’enregistrement des voix est particulièrement soigné, avec des chœurs soul aux moment les plus opportuns. Au cœur du vacarme, Jerry Nolan demeure un batteur dynamique et concis, qui propulse les chansons sans jamais les saturer. Il est également en position décisive à la manœuvre sur Stranded In The Jungle, composition des Vibrations popularisée par les Cadets, ici reprise par les Dolls avec un aplomb qui court-circuite leur réputation de musiciens rudimentaires. Lorsque Martin Scorsese, dans son semi-ratage Vinyl, utilisait la chanson pour symboliser l’épiphanie du personnage de Richie Finestra, c’est aussi parce qu’elle est un véhicule idéal pour le talent des Dolls. Comme bon nombre de groupes qu’ils inspireront (Ramones et Cramps en tête), la bande de Johansen n’est pas un appareil d’avant-garde, mais une tentative de revenir au fun fondamental des fifties à travers les méandres glam-punk du début des seventies. Aussi, leur version de Stranded In The Jungle est ouvertement bicéphale. Là où les Cadets filaient la même veine doo-wop à travers deux tempos, les Dolls jouent la rupture. D’un côté, les couplets sur un jungle beat roulé aux toms et quadrillé par une ligne de basse primale. De l’autre, un refrain en parfait glam rock de caniveau, avec chœurs féminins et riffs façon Baby Boomerang. Les deux versants pourraient paraître mal assortis, mais les transitions sont impeccables. En outre, il est frappant d’entendre à quel point l’élocution de Johansen se prête parfaitement aux couplets, démontrant sa maîtrise d’un phrasé sur lequel le commun des frontmen blancs de l’époque avait tendance à se casser les dents.

Who Are The Mystery Girls? porte la marque de Thunders, avec un riff à deux accords comme un cousin éloigné de Vietnamese Baby. Trois minutes pied au plancher, avec des trilles distordus et des tirés de cordes rarement justes, des claps et des harmonies en falsetto sur le refrain. Toujours prêt à prendre l’ironie à rebrousse-poil, Johansen signe un texte qui vilipende quiconque serait prêt à « jeter l’amour à terre pour le battre comme un tapis ». Nouvel hommage à la musique afro-américaine avec (There’s Gonna Be A) Showdown, reprise d’Archie Bell & the Drells. Ce qui était une pièce de soul funky est ici rendu en un rock stonien, dans la lignée d’un Subway Train, avec des double-stops crasseux sur les couplets et des bends furieux sur les refrains. It’s Too Late est l’occasion d’entendre le groupe jammer plus généreusement et friser les cinq minutes. Le dialogue entre l’harmonica de Johansen et les accords de Sylvain est aussi jouissif que sur le premier album, et même Arthur Kane s’encanaille en faisant ricocher sa basse entre les breaks de batterie. J’ai un faible personnel pour Puss ‘N’ Boots, géniale tranche de glam-punk bravache où Thunders joue à Chuck Berry pendant que Sylvain chante ses woo-ooh! comme pour transformer les Dolls en vrai girl group. Notons tout de même que le titre de la chanson ne fait pas référence au conte de Perrault, mais à un magazine podophile (fétichisme des pieds) de l’époque.

Chatterbox marque un tournant historique, puisqu’il s’agit de la première occasion pour Johnny Thunders de prendre le micro en studio, prouvant que la stridence de sa voix rivalise facilement avec celle de son jeu de guitare. Bad Detective est un terrain de jeu rêvé pour Johansen, qui reprend les onomatopées de l’originale des Coasters pour narrer une enquête du limier Charlie Chan. Le second degré un peu lourdingue du sujet (le personnage est un stéréotype asiatique créé dans les années trente) préfigure presque les faits d’armes de Buster Pointdexter, alter-ego caricatural du chanteur pour une seconde phase solo sous le signe du lounge décomplexé. Le traitement bourru et bourrin administré au Don’t Start Me Talkin’ de Sonny Boy Williamson est un miroir tendu à la reprise de Pills sur le premier album. L’harmonica et les soli de Thunders se tirent la bourre, Nolan pilonne sa cymbale ride et Sylvain groove à l’unisson avec le piano. En dernière position, Human Being déchire les enceintes avec un riff qui trébuche dès l’intro. Les interactions de guitares entre Thunders et Sylvain, l’un criard et vrombissant, l’autre espiègle et enjoué, sont un délice de tous les instants.

Pourtant, derrière le double jet de lave du volcan proto-punk, on discerne l’auto-portrait d’un vrai groupe de freaks qui, alors même que leur fin se profile, semblent pour la première fois se livrer avec des mots d’une justesse désarmante. « Si ça ne te plait pas, va donc te trouver un saint, un gars qui sera ce que je ne suis pas, une poupée de plastique avec une couche de peinture fraîche. Je te vois sauter de machine en machine, dont tu sais qu’elles ne sont pas réelles. Elles ne sont jamais ce qu’elles paraissent et tu peux toujours essayer produire de la chaleur, si tu vois ce que je veux dire. Pourquoi n’essaies-tu pas de me donner quelque chose que je n’oublierai jamais ? Ne gaspille pas tout ça dans un pari pour un million de dollar, tu pourrais perdre le meilleur amour que tu n’as jamais eu. Et si je joue au roi, si je veux trop de choses et ça devient un peu obscène, et bien, c’est parce que je suis un être humain. »

À l’heure où le techno-fascisme menace directement l’expression des foules via des politiques motivées par les intérêts d’une minorité richissime, le propos est loin d’avoir perdu sa saveur. En revanche, depuis le vingt-huit février dernier, la scène musicale mondiale est bel et bien privée d’un de ses parfums les plus singuliers. Après plus de cinq ans de bataille contre un cancer et une tumeur au cerveau, David Johansen s’en est allé, et avec lui cette incroyable voix, fascinant chaînon culturel reliant Screamin’ Jay Hawkins à Joe Strummer. Quelque part dans l’au-delà, la collection de Poupées New-yorkaises est désormais complète et c’est, toujours et encore, trop tôt.

Mattias Frances

New York Dolls – in Too Much Too Soon
Label : Mercury
Date de sortie : 10 mai 1974

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