King Gizzard & The Lizard Wizard – Phantom Island : le souvenir de territoires imaginaires

Nouvelles expérimentations chez King Gizzard : on passe cette fois par la case « grand orchestre et cuivres », pour habiller des chansons pop dans l’ensemble plutôt légères et vaporeuses. On échappe heureusement aux défauts habituels de ce genre d’exercice, sans être finalement convaincu par tous les titres de ce Phantom Island.

Phantom-Island
© Marley Heriot/P(doom) Records

Et ça fait 23 ans que ça dure : à chaque nouvelle sortie d’un album de King Gizzard & The Lizard Wizard – on en est officiellement au 27ème ! -, le pauvre fan qui veut en proposer une « critique » se retrouve complètement perdu : comment parler de la dernière « folie » d’un groupe aussi prolifique, un groupe qui s’est toujours ri des « genres », et surtout des frontières entre eux : du garage punk au heavy psyché, du rock progressif au folk, en passant par le krautrock, le heavy metal, a musique microtonale et le jazz (grosse tendance en ce moment !), ils ont tout fait, ils continuent à tout faire, et plutôt très bien à chaque fois ! Comment faire une nouvelle chronique sans tomber dans la répétition des mêmes louanges, comment éviter l’épuisement des commentaires, des avis, comment ne pas se résoudre à paraphraser ce qu’on a déjà dit maintes fois ? Allez, on tente le coup, sans rien promettre à notre lecteur.

Phantom IslandCe Phantom Island est donc un nouveau virage que l’on n’ose pas qualifier d’inattendu (appelons-le improbable, d’accord ?) : cette fois, King Gizzard ont convoqué un « grand orchestre » à la rescousse. C’est là un piège bien connu, et au fil des années, bien des groupes de Rock Progressif et de Heavy Metal sont régulièrement tombés dedans : souci de respectabilité bourgeoise bien pitoyable ? goût de l’emphase ? lyrisme crapoteux ? On a tout vu, et la plupart du temps, le résultat n’était pas très brillant ! Heureusement, les Australiens délirants sont – et restent – intelligents : Phantom Island étonnera d’abord par ses ambitions, avant de nous embarquer grâce à sa retenue.

Dès les premières minutes de l’album, dès le démarrage de la chanson éponyme, l’orientation choisie par le groupe, tant formellement que thématiquement, est claire : pas question de débauche orchestrale incontrôlée, pas question de « symphonisme » puéril et stérile, cordes et cuivres ne sont pas là pour tout écraser, la musique doit continuer à respirer… sans même parler de l’accélération à la fois groovy et rock très « King Gizzard » à mi-morceau. « I just woke up from a dream / I was in a place I’d never been and never seen » (Je viens de me réveiller d’un rêve / J’étais dans un endroit où je n’étais jamais allé et que je n’avais jamais vu) : le terme de « phantom island » se réfère à des iles qui ont été représentées sur des cartes à une certaine époque, et qui se sont avérées n’avoir jamais existé. Soit une belle allégorie de l’approche musicale de King Gizzard, faire exister sur la carte de la musique internationale des territoires imaginaires, que nous sommes pourtant persuadés de connaître.

Deadstick avec son énergie cuivrée, assez jazzy, mais plus encore ses intonations soul assez inédites chez le groupe, raconte la panique d’un pilote d’avion quand ses commandes ne répondent plus. Mais tout finira bien, et la chanson est plus énergique et (presque) réjouissante qu’angoissée. Un joli moment de plaisir consensuel avant qu’un Lonely Cosmos ne vienne franchement braconner sur les terres de la pop (classique) et orchestrale : quelque chose des Beatles ? Avec moins d’évidence mélodique, et comme si Frank Zappa s’était chargé de la production… « I sent Ma and Pa some mail; will take 620 years to travel / I said, « I’ve seen beyond the ridge, from Milky Way and to the edge » / But I still miss my home » (J’ai envoyé du courrier à maman et papa ; il lui faudra 620 ans pour voyager / J’ai dit : « J’ai vu au-delà de la crête, de la Voie lactée jusqu’au bord » / Mais ma maison me manque toujours). Le Major Tom revu par King Gizzard est tout aussi défoncé (« I’m inhaling stardust » – j’inhale de la poussière d’étoiles) et mélancolique. On continue à flotter gentiment avec un Eternal Return, ode tantôt contemplative, tantôt ranimée par des vocaux soul-bluesy, à la répétition éternelle des mêmes événements.

Panspych, dans un registre similaire de pop sophistiquée, légère et élégante, est l’une des plus franches réussites du disque : est-ce parce que la chanson bénéficie de mélodies plus directes, plus évidentes, et que la complexité de sa construction hétérogène ne nuit jamais au plaisir ressenti ? Même si le titre de la chanson annonce une célébration des liens indissociables entre esprit et matière, est-ce que ses paroles, très abstraites, voire absconses (« I am the bright red blood crossing through your little veins / I am the thought your arm has ‘fore your mind can catch it feign » – Je suis le sang rouge vif qui traverse tes petites veines / Je suis la pensée que ton bras a avant que ton esprit ne puisse l’attraper) ne sont pas finalement la plus belle invitation à un voyage intérieur, intime ?

Spacesick ouvre la seconde face avec une atmosphère à la fois planante (comme le titre l’annonce) et subtilement orchestrée : c’est néanmoins grâce à des passages plus directs au sein de sa construction complexe que le morceau nous embarque. Aerodynamic est une autre belle chanson « soft rock », finalement plus immédiatement évidente que celles qui ont précédé. Nous rappelant qu’au milieu de concepts ambitieux, un morceau (un peu plus) traditionnel aide à reprendre pied. Même s’il faut prendre le mot « traditionnel » avec une pincée de sel, comme on dit… Sea of Doubt, de la même manière, semble d’abord plus ancrée dans une formule blues rock, mais perd de sa force à force d’aller vers la « vaporeux » : c’est beau, mais on n’est pas réellement emporté.

Silent Spirit est très audacieux, dans la manière dont King Gizzard y mélangent sans crainte une multitude d’ingrédients musicaux pas forcément compatibles, mais déçoit quand même, parce que l’option « éthérée » qui est choisie empêche la chanson de décoller comme elle devrait le faire. Heureusement, Phantom Island se referme sur un titre beaucoup plus conséquent, beaucoup plus enthousiasmant, Grow Wings and Fly, dont on sait qu’il s’agit d’une jam initiée à partir du morceau Shangai, et qui a évolué au fil des interprétations « live » que le groupe en a donné. « I’m shedding my skin like a snake slithering / You gotta stop the overwhelming self-doubt / Catch me dancing in the summer rain with my tongue out / Woohoo! Yeah! » (Je mue comme un serpent qui rampe / Tu dois arrêter de douter de moi-même / Attrape-moi en train de danser sous la pluie d’été avec ma langue tirée / Youpi ! Ouais !) : le rêve débouche finalement sur une sorte d’émancipation presque joyeuse.

En résumé, passez votre chemin si le King Gizzard que vous aimez est celui des riffs brutaux et saturés, des accélérations « garage rock », de la satisfaction immédiate. Mais soyez les bienvenus sur cette île qui n’existe pas, où règnent les expérimentations sonores les plus élégantes, les atmosphères psychédéliques suaves et parfaitement orchestrées, et les voyages musicaux et émotionnels tout en nuances.

Eric Debarnot

King Gizzard & The Lizard Wizard – Phantom Island
Label : p(doom) records
Date de sortie : 13 juin 2025

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