Tiens, écoute ça ! : « Hallelujah » par John Cale

Aujourd’hui, Tiens écoute ça ! vous parle de la meilleure version à date du (faux) « classique » de Cohen, Hallelujah : il s’agit bien entendu de celle que nous a offerte John Cale !

Hallelujah John Cale MEA

Il y a beaucoup de choses qui me révoltent, qui me révulsent aujourd’hui, et c’est là l’apanage de l’âge qui s’avance. Des choses importantes, comme ce qui se passe au Moyen Orient ou en Ukraine. Des choses mineures, qui pourtant, quelque part, me font tout autant rager, pardonnez-moi ma futilité. Un bon exemple est d’entendre chanter, dans une rue près de Notre Dame, le Hallelujah de Cohen par une bande de croyants décérébrés qui pensent entonner sans arrière-pensée une belle chanson en l’honneur de Dieu et de leur foi aveugle. Alors que, bien sûr, cette chanson mélangeant désillusion sexuelle et déception spirituelle est avant tout une « hymne » de défaite intégrale, chantée par celui qui a inventé le concept de « Beautiful Losers » (le titre de son premier recueil de poèmes). Pourtant, la meilleure manière de faire réaliser leur erreur aux grenouilles de bénitier est sans doute de leur faire écouter la version – encore supérieure – que nous en a offerte John Cale.

Hallelujah Leonard Cohen Single

Flashback : quand Leonard Cohen sort en 1984 son album – assez moyen, soyons honnêtes – Various Positions, le morceau Hallelujah n’attire à peu près l’attention de personne, en dépit d’une parution en format single : trop long, trop cryptique, trop solennel… le fan de musique des 80’s, occupé sur les dance floors scintillants, ne pense rien de bon de machin-là. Et pourtant, 30 ans plus tard, lorsque Cohen décède en 2016, c’est bien cette chanson qui sera devenue son œuvre la plus emblématique, dépassant en célébrité nombre de titres a priori plus populaires (Suzanne, Sisters of Mercy, So Long Marianne, The Partisan) ou plus impressionnants (Tower of Song, par exemple).

Leonard Cohen a conçu Hallelujah comme « une fresque biblique à usage intime » : une sorte de prière douteuse, graveleuse presque, une ode accablée à l’amour usé et à la foi brisée. Au long de ses interminables couplets (il en aurait écrit plus de 80 !), Cohen mêle figures bibliques (le Roi David, Bethsabée, Samson à qui on coupe ses cheveux…), réminiscences sexuelles, désillusions amoureuses ou spirituelles. Le génie du poète est de passer sans effort ni heurt d’une langue noble, « élevée », à des expressions triviales. L’ambiguïté règne : voix caverneuse ou synthé crapoteux ? Prière ou blasphème ? En tous cas, Cohen accomplit le prodige non négligeable de chanter un mot « sacré » en l’évidant de toutes ses certitudes, pour n’en garder que sa puissance symbolique. Mais symbolique de quoi ?

John Cale n’est pas n’importe qui, bien sûr, inutile de revenir sur la carrière inouïe de l’homme du souterrain de velours. Plus intéressant est d’essayer de comprendre sa « relation » avec Cohen. Il a, après la création de sa propre version de Hallelujah, partagé une anecdote qu’il jugeait significative : « Leonard Cohen and I were chasing after the same woman in London for a time. I called him one morning and she answered—and that was that. » (Leonard et moi courrions après la même femme à Londres depuis un certain temps. Je l’ai appelé [Cohen] un matin et c’est elle qui m’a répondu. Voilà, tout était dit.) Cale admirait Cohen, et quelque part, avait dû être blessé, ou au moins vexé, qu’en plus d’un plus grand poète que lui, le Canadien était un plus grand séducteur ! Et c’est peut-être cette jalousie, aussi triviale soit-elle, qui a transformé SA version de Hallelujah en quelque chose d’autre, d’encore plus fort, car d’encore plus « humain ».

Hallelujah John Cale SingleOn est en 1991, John Cale a accepté de participer à la compilation produite par les Inrocks I’m Your Fan (un hommage à Cohen qui réunit des gens comme, entre autres, Nick Cave, R.E.M., Pixies…!). Il demande à Cohen de lui envoyer les paroles de la chanson, et il reçoit 15 pages de textes par fax ! Il raconte « avoir tout parcouru et avoir choisi les couplets les plus « cheeky » (un terme anglais pas facile à traduire, combinant l’aspect humoristique avec l’admiration due).

L’interprétation qu’offre Cale de la chanson est simple, presque épurée, elle est pourtant intensément expressive. Au piano solo, sans effets, il a tranché dans le lard du texte et n’en a gardé que l’essentiel, en privilégiant l’ironie, presque le second degré. Sa voix grave, tellement reconnaissable, si souvent sur le fil, donne une coloration plus « humaine » au morceau : ni grandiloquence, ni perfection vocale. Un mélange très britannique de pudeur et de désabusement. Une tension très fine entre retenue émotionnelle et douleur. Alors que Cohen chantait au milieu d’un temple abandonné, en ruines, rempli des spectres de l’histoire et du passé, on imagine plutôt Cale chantant dans une pièce vide, devant un lit défait où subsiste la marque refroidie du corps de la femme aimée, qui est partie. Et c’est SUBLIME.

Il faut noter que la version de Hallelujah interprétée par John Cale a connu plusieurs éditions notables : d’abord en 1991, dans la compilation I’m Your Fan, pour laquelle elle a été créée. Il s’agit là historiquement de la première reprise majeure de l’original de Cohen. On en trouve ensuite une version solo live dans l’album Fragments of a Rainy Season (1992), plus poignante et un peu moins « distanciée ». La version de Cale se retrouve dans la B.O. du film Basquiat (1996), de Julian Schnabel. Elle y est repérée par les responsables de la musique du film d’animation de 2001, Shrek, où elle illustrera le moment le plus fort émotionnellement du film, ce qui lui offrira une visibilité immense. Malheureusement, pour des questions de droits (apparemment), ce sera une version interprétée par Rufus Wainwright qui figurera sur la bande originale officielle du film !

C’est pourtant la version de John Cale qui va devenir le modèle quasi « officiel » des dizaines (voire des centaines) de reprises ultérieures, de Jeff Buckley, bien sûr, à des gens aussi improbables qu’Alexandra Burke (pour citer quelqu’un qui en livre une version à l’opposé exact de la dignité bouleversante de John Cale) ou k.d. lang. Car l’interprétation de Cale a donné à Hallelujah une vérité intime, au plus près de nos failles humaines, qui parle à toutes et tous. En somme, John Cale n’a pas repris Hallelujah. Il l’a reconfigurée, il l’a simplifiée, il l’a densifiée, pour en faire l’une des grandes chansons de notre siècle.

Eric Debarnot

John Cale – Hallelujah (de Leonard Cohen) : les paroles :

I’ve heard there was a secret chord
That David played, and it pleased the Lord
But you don’t really care for music, do ya?
It goes like this, the fourth, the fifth
The minor fall, the major lift
The baffled king composing « Hallelujah »

(J’ai entendu parler d’un accord secret / Que David jouait pour plaire au Seigneur / Mais toi, la musique ne t’intéresse pas vraiment, n’est-ce pas ? / Ça fait comme ça : la quarte, la quinte / La chute mineure, la montée majeure / Le roi déconcerté composant son « Hallelujah »)

[Chorus]
Hallelujah, Hallelujah
Hallelujah, Hallelujah

Your faith was strong, but you needed proof
You saw her bathing on the roof
Her beauty in the moonlight overthrew you
She tied you to a kitchen chair
She broke your throne, she cut your hair
And from your lips she drew the Hallelujah

(Ta foi était forte, mais tu voulais des preuves / Tu l’as vue se baigner sur le toit / Sa beauté, sous la lune, t’a renversé / Elle t’a ligoté à une chaise de cuisine / Elle a brisé ton trône, elle t’a coupé les cheveux / Et de tes lèvres, elle a tiré le Hallelujah)

[Chorus]

Baby, I’ve been here before
I know this room, I’ve walked this floor
I used to live alone before I knew you
I’ve seen your flag on the marble arch
Love is not a victory march
It’s a cold and it’s a broken Hallelujah

(Chérie, je suis déjà venu ici / Je connais cette pièce, j’en ai arpenté le sol / Je vivais seul avant de te connaître / J’ai vu ton drapeau flotter au dessus de l’arche de marbre / L’amour n’est pas une marche triomphale / C’est un Hallelujah glacé et brisé)
There was a time you let me know
What’s really going on below
But now you never show it to me, do ya?
I remember when I moved in you
And the holy dove was moving too
And every breath we drew was Hallelujah

(Il fut un temps où tu me faisais sentir / Ce qui se passait vraiment au plus profond de toi / Mais maintenant tu ne me montres plus rien, n’est-ce pas ? / Je me souviens du moment où je suis entré en toi / Et la colombe sacrée entrait aussi / Chaque souffle que nous prenions était un Hallelujah)

[Chorus]

Now, maybe there’s a God above
But all I ever learned from love
Was how to shoot at someone who outdrew you
And it’s not the cry that you hear tonight
And it’s not somebody who’s seen the light
It’s a cold and it’s a broken Hallelujah

(Peut-être qu’il y a un Dieu là-haut, qui sait ? / Mais tout ce que l’amour m’a jamais appris / C’est à tirer sur celui qui dégaine plus vite que toi / Ce n’est pas un cri de joie que tu entends ce soir / Ni la voix de quelqu’un qui a vu la lumière / C’est un Hallelujah glacé et brisé)

[Chorus]

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