Version US du chef-d’œuvre d’Éric Rochant, The Agency adapte Le Bureau des Légendes à la sauce Showtime, avec un casting cinq étoiles et un vernis esthétique impeccable. Mais derrière cette copie de luxe se cache une série bien plus creuse, moins crédible, et paradoxalement datée.

Ce devait être un événement télévisuel. Adapter Le Bureau des Légendes, série culte française portée par un réalisme implacable et une tension constante, en version US avec Michael Fassbender, Jeffrey Wright, Richard Gere, et avec l’argent et le « savoir-faire » de Showtime. The Agency arrive donc avec l’étiquette d’une “adaptation de prestige” – et pourtant, malgré son ambition affichée et ses moyens conséquents, elle laisse une impression de pâle imitation, parfois presque embarrassante. Les mauvaises langues remarqueront d’ailleurs que, finalement, c’est comme au « cinéma » : quand les US se mettent en tête « d’américaniser » un succès au box office français, le résultat est un échec sans appel dans 90% des cas. Bon, pointons quand même que The Agency est quand même une co-production française (même si Eric Rochant n’a nullement participé à l’aventure…).
Dans cette nouvelle « version », le cadre a changé – la CIA remplaçant la DGSE, Paris devenant Londres -, et le contexte géopolitique a été actualisé. Si l’Iran reste au centre de l’une des intrigues, celle de l’infiltration des services iraniens par une jeune « espionne » novice spécialiste en sismologie, pour le reste, on passe de la Syrie à la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine. Pourquoi pas ? Le souci est que la structure narrative reste globalement fidèle à l’originale. Il y a même quelques scènes quasi-identiques, quelques dialogues qui rappellent furieusement les originaux, et surtout les trajectoires similaires des principaux protagonistes. Et, évidemment, c’est là que le bât blesse : en recopiant aussi scrupuleusement Le Bureau des Légendes, The Agency se tire une balle dans le pied, et révèle surtout l’écart dramatique qui sépare les deux séries, dans leur conception comme dans leur exécution.
Là où la série française fascinait par sa lente montée en tension, The Agency commence par ennuyer lourdement le téléspectateur au long de plusieurs épisodes « à l’électro-encéphalogramme plat ». Clairement, la série manque de « vie », tout en ne sachant pas répliquer le souci maniaque du détail qui conférait une vraie crédibilité au Bureau des Légendes. Quelque chose ne fonctionne pas en termes d’ancrage dans le réel : on est de toute évidence dans l’une de ces fictions US qui pullulent sur les écrans – petits et grands – depuis des décennies -, avec un rythme « classique » de thriller cérébral, avec une mise en scène très « propre », avec un style esthétique qui frôle l’esthétique publicitaire. Le vernis est séduisant – lumière froide, décors léchés, montage millimétré –, mais il vient recouvrir une narration aseptisée, où les enjeux géopolitiques sont survolés, et surtout où les conflits intérieurs des personnages sont bien plus convenus, à la limite du cliché. Le travail de nos espions semble ici se réduire à une série de poses glacées, entre deux réunions feutrées émaillées de jets d’insultes de la part de la hiérarchie de la CIA, dans des bureaux vitrés qui pourraient être ceux de n’importe quelle multinationale.
Michael Fassbender, un acteur à l’immense talent et au magnétisme naturel, devrait ridiculiser l’interprétation d’un Kassovitz, dont on connaît bien les limites : il peine pourtant à donner chair à son personnage, en partie à cause d’une écriture qui surligne trop, qui explicite ce que Le Bureau des Légendes suggérait avec finesse. On ne retrouve pas cette impression de vertige, cette ambiguïté morale qui faisait la force de la série française. On ne croit pas une minute à l’histoire d’amour – déchirante et troublante dans l’original – entre l’espion caché dans sa légende et la jeune femme « locale » dont il « abuse ». A partir de là, puisque c’est la base sur laquelle se construit le scénario, comment celui-ci pourrait-il fonctionner ?
Les critiques US, elles-mêmes, ne s’y sont pas trompées : si certains saluent l’élégance formelle et la tentative de transposition culturelle, beaucoup regrettent un manque de nerf, de sincérité, et pointent une série finalement très datée, presque ringarde dans sa manière de raconter le renseignement. Comme The Agency se passe largement à Londres – qui offre évidemment des décors urbains modernes et spectaculaires -, et traite des problématiques d’infiltration des services ennemis par des taupes, on se dit qu’il est bien regrettable que les showrunners et scénaristes (John-Henry et Jez Butterworth) n’aient visiblement jamais lu John Le Carré ! Quant aux spectateurs familiers du Bureau des Légendes, ils ne manqueront pas de remarquer combien cette Agency paraît artificielle, comme si l’âme avait disparu dans l’opération de remake.
Pour autant, tout n’est pas à jeter : dans la deuxième partie de la saison, s’installe (enfin) une vraie tension, avec un casting globalement solide, et quelques idées intéressantes (comme par exemple le double jeu des services britanniques, avec un Hugh Bonneville dans un savoureux contre-emploi). Les deux derniers épisodes sont palpitants, mais on pourra grincer des dents devant la vision caricaturale d’un bataillon US infiltré en Ukraine liquidant « les doigts dans le nez » des dizaines de soldats et de mercenaires russes : décidément, même dans une série d’espionnage, il convient de rappeler que les US ont une supériorité totale sur n’importe quel ennemi. Trump appréciera.
The Agency est un miroir trop poli pour renvoyer la complexité de Le Bureau des Légendes, le clinquant « hollywoodien » y étouffe la rugosité du réel, et l’adaptation, au lieu d’interroger la spécificité du renseignement à l’américaine, se contente d’un espionnage désincarné, à la limite du « glamour ». C’est ce qui s’appelle une occasion manquée. Mais ce n’est pas pour autant une surprise.
Eric Debarnot