« En boucle » de Junta Yamaguchi : l’art japonais de répéter sans lasser

Avec son En boucle, un film qui ne ressemble à rien d’autre, Junta Yamaguchi exploite une boucle temporelle de deux minutes pour créer un tourbillon comique et poétique, porté par l’énergie communicative de ses acteurs. Sans morale imposée, et avec le plaisir assumé d’être farfelu.

En boucle
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La découverte en 1993 de Groundhog Day (Un jour sans fin), le petit bijou de Harold Ramis reste l’un des mes grands souvenirs de cinéphile, tant la combinaison d’une superbe idée fantastique (la boucle temporelle dont le personnage principal est prisonnier) et d’une comédie classique fonctionnait merveilleusement. Malheureusement, je n’ai pas été le seul à être bluffé, et l’idée a été reprise jusqu’à l’usure totale par des dizaines de films, tous bien inférieurs, de par le monde. C’est donc avec une indéniable lassitude que l’on s’apprête à assister à En boucle, et ce d’autant que l’on a déjà vu, l’année dernière, le Comme un lundi de Ryo Takebayashi.

En boucle afficheL’histoire se déroule – cette fois – en plein hiver dans une auberge japonaise établie de longue date à Kibune, près de Kyoto. Mikoto (interprétée par Riko Fujitani, une inconnue – chez nous – qui se révèle formidablement touchante), une serveuse, est rappelée au travail par la propriétaire alors qu’elle rêve au bord de la rivière (River est le titre international du film, alors que le titre original, très poétique et parfait, est : Rivière, ne coule pas !) . Cependant, deux minutes plus tard, de manière incompréhensible, elle se retrouve de nouveau au même endroit, face à la rivière. Non seulement Mikoto, mais aussi le personnel, les serveuses, les chefs et les clients ont ressenti quelque chose d’étrange… car le temps se remet à zéro toutes les deux minutes !

… et c’est là le coup de génie de Makoto Ueda, le scénariste de En boucle : réduire la boucle temporelle à un fragment de temps absurdement court, de deux minutes, qui est donc un véritable piège – un piège absurde, quasiment kafkaïen – pour les personnages, qui doivent trouver un moyen de survivre sans sombrer dans la folie ou le désespoir. Seule solution : s’adapter, improviser… et même s’amuser. Et le film emprunte la voie inattendue de l’énergie, de la fantaisie, de l’imagination, là où la majorité des réalisateurs occidentaux auraient vu une source parfaite d’angoisse existentielle.

Mais le principe du scénario est aussi, on s’en doute, un piège pour le metteur en scène : comment filmer cette histoire frénétique sans créer ni l’ennui devant une répétition incessante des situations (il y a une quarantaine de « boucles » dans le film), ni l’épuisement devant la suractivité forcée des personnages lancés dans d’incessantes courses contre la montre ? Ce que choisit de faire Yamaguchi, c’est de coller physiquement à ses personnages en de longs plans nerveux, tirant profit du petit labyrinthe qu’est la topographie de l’auberge et des lieux voisins : il donne ainsi à son film une énergie contagieuse, portée par un groupe d’acteurs – appartenant semble-t-il à une même troupe théâtrale – dont la complicité entre eux est évidente, et dont la vivacité et la bonne humeur crèvent l’écran. Qui plus est, Yamaguchi joue à varier les tonalités tout au long du film : humour, émotion (spoiler minimal : il y a une belle histoire d’amour impossible cachée derrière la folie furieuse de tous), touches de suspense, spiritualité, science-fiction… le spectateur est sans cesse emporté par la vivacité du rythme et la précision de la chorégraphie scénique.

Et puis, il y a l’élégance japonaise avec laquelle l’histoire est traitée : pas de leçon de morale plaquée, pas de discours sur la condition humaine, mais une suite de situations cocasses ou tendres, observées avec une bienveillance de tous les instants (qui ne néglige pas non plus de lancer de jolies piques contre les rituels comportementaux hypocrites bien typiques de la société nippone).

Pourtant, à l’approche du dénouement, Yamaguchi cède à la tentation de fournir une « explication » au phénomène temporel. Cette explication n’avait rien de nécessaire, et son caractère artificiel pourrait rompre le charme… si elle n’était pas aussi joyeusement farfelue, presque à la manière d’un Dupieux, ce qui permet de lui pardonner cet écart.

En définitive, En boucle n’est pas seulement un exercice de style réussi : c’est un petit feu d’artifice narratif et collectif, qui prouve qu’avec de l’inventivité, de la précision et de l’enthousiasme, on peut encore surprendre et enchanter à partir d’un concept déjà mille fois vu.

Eric Debarnot

En boucle (River) (2023)
Film japonais de Junta Yamaguchi
Avec : Riko Fujitani, Manami Honjô, Gôta Ishida…
Genre : comédie, science-fiction
Durée : 1h26
Date de sortie en salles : 13 août 2025

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