Après une décennie d’existence, le groupe américain inclassable Water From Your Eyes se devait de transformer l’essai de leur précédent album, Everybody’s Crushed. de 2023. Pari en partie réussi.

On aurait envie de dire qu’il est venu le tournant du deuxième album pour Water From Your Eyes, groupe new yorkais dont le premier album en 2023 avait été accueilli très favorablement, et figurait dans nombre de palmarès de l’année établis par des grands média. Ce serait, bien sûr, inexact, puisque cette fin d’été marque en réalité le sixième véritable disque du groupe, publié chez Matador, qui, en le prenant sous son aile, l’a aidé à aiguiser ses idées créatrices, et lui a donné une visibilité réelle.
Au moment d’écouter It’s a Beautiful Place, il ne faut donc pas oublier d’où il vient, Chicago, et les premiers albums auto-produits d’un couple/duo (depuis séparé et parti s’installer à New York), d’une grande cohérence artistique. Avant tout experts en mélanges des genres, Rachel Brown et Nate Amos, s’en tiennent en effet depuis le début, Matador ou pas, à des principes clairs, peut-être même inconscients pour eux : mélanger le rock et l’électro dans des proportions variables, composer des chansons tantôt post-punk, tantôt électro-rock, parfois expérimentales et noisy, plus rarement simplement pop, dans une hétérogénéité de formats, allant de la courte plage instrumentale ou parlée à la longue divagation noisy et vaporeuse de 15 minutes, convoquant certains fantômes de jeunesse sonique… Le tout dans des albums ne dépassant guère la demi-heure dans tous les cas. Bref, notre duo fait un peu ce qu’il veut, avec toujours un single ou deux très réussis, et au moins deux disques démontrant une cohérence globale, et une « maturité », appréciables : Structures (2001), puis, donc, Everybody’s Crushed (2023), premier essai parrainé par Matador.
Coquetterie, ce nouvel album débute par un instrumental mi électro mi organique de 27 secondes, intitulé One Small Step, se terminant par un riff noisy, façon début de jam. On retrouvera cette mise en scène avec trois autres courts instrumentaux – un piano – violon en milieu d’album, à l’inspiration vaguement religieuse (You Don’t Believe in God?) concluant la face A, un à la guitare exclusivement, plus loin, après deux chansons tubesques, enfin un dernier pour la route pour clôturer l’album. Façon de dire que le groupe n’est pas près de changer et préfère continuer à brouiller les pistes ? Possible et un peu déconcertant, au moment de « l’album de la confirmation », ceci ne laissant en réalité que six « vraies » chansons consistantes, pour environ 26 minutes, à se mettre sous l’oreille. « Au final, cela parle du temps, des dinosaures et de l’espace. Nous voulions présenter un large éventail de styles d’une façon indiquant que tout n’est qu’un petit point dans l’espace » indique Nate Amos dans le dossier de presse : nous voilà guère plus avancés. Ah si, quand même : le groupe avait indiqué qu’il y aurait un peu plus de guitare que précédemment.
En tout cas, les choses sérieuses commencent sur la deuxième piste, Life Signs, ouvert par un riff puissant et gras, très grunge, aussitôt arrêté pour céder la place à une mélodie douce portée par des riffs et accords à la fois nerveux et doux, la voix de la chanteuse au flow quasi hip-hop mais vaguement désincarné : une sorte de fusion soft, dont la mélodie renouera plus loin avec la fureur et le bruit. Premier single choisi par Matador, Life Signs a un évidence crasse, tout en brouillant peut-être un peu trop les cartes. La suite est plus pop, de cette pop toxique, parasitée par plusieurs pistes mélodiques, organiques, électroniques, et sources instrumentales (guitares, boîte à rythmes) empilées : le titre éponyme Nights in Armor qui suit, s’emballe, avec riff et mélodie en cascade, en gardant une tonalité pop, quasi dansante, qui fait penser à ces groupes passés maîtres dans ces alliances incertaines – The Dø, ou, avant eux, les Ting Tings, ou plus près de nous Alvvays, Sorry, ou, dans un genre plus noisy, Model/Actriz. Born 2, en quatrième position, dont le titre peut faire penser à Song 2 de Blur, s’affirme sur un riff grunge (de plus), assez basique, et qui écrase tout, durant quatre minutes, le groupe jouant sur le contraste des voix douces enlacées. Son chaos se raffine de manière fascinante, sur fond de distorsions, laissant place à une outro maniériste au clavier.
Une fois passé le deuxième court instrumental concluant la face A, amorçant la face B, Spaceship est un deuxième sommet de l’album, porté par violons bientôt enrichis et remplacés par des beats et des accords de guitare composant une mélodie inattendue, syncopée, imprévisible à tout moment, mais toujours, curieusement pop, même affranchie de l’alternance couplet-refrain. Son titre même rappelle cet intérêt pour l’espace et la science-fiction, l’espoir (ou la peur ?) qu’il y ait un monde lointain et meilleur, abordée par Born 2. Playing Classics qui suit, en deuxième single publié, est carrément dans la ligne The Dø / Ting Tings, avec une mélodie irrésistible étirée sur près de six minutes, qu’on croirait pensée et produite par Dan Levy : c’est la meilleure chanson de cette livraison.
Blood on the Dollar, en 9ème position, est la dernière chanson en tant que telle de l’album, ballade noisy portée par le chant aérien de Rachel Brown et de nouvelles lignes bien grasses, puis un solo d’Amos, composant une country-folk torturée, mais mélodieuse. On peut penser à cet égard à certaines chansons possibles de Yo La Tengo (camarades de label) voire Blonde Redhead. Le titre interpelle également, sans que la déclaration politique soit explicite. Et ce court album de se refermer sans transition, façon jam mystique, sur For Mankind, drones et boucles en série, quasi identique à l’instru introductif One Small Step, histoire de boucler la boucle…
Décidément conceptuels et cérébraux, les Water From Your Eyes sont dans une démarche qui ne plaira pas à tout le monde, et finalement à leur meilleur quant ils jouent vraiment : ici, les six vraies nouvelles chansons sont impeccables, notamment le doublé Spaceship – Playing Classics en deuxième partie d’album. Reste que six chansons, même complexes et addictives comme on peut les attendre d’un groupe indie/pop expérimenté, cela est un peu court et aurait sans doute nécessité un peu plus de temps, et d’accompagnement. On peut aussi se dire qu’il vaut mieux vaut six bonnes chansons qu’une personnalité diluée et délayée dans un effort trop long. Et que, sur scène, en format quatuor avec l’appoint du guitariste Al Nardo et du batteur Bailey Wollowitz du duo new-yorkais Fantasy of a Broken Heart, ils seront sans doute irrésistibles. Affaire à suivre en décembre pour les Parisiens et les Lyonnais…
Jérôme Barbarossa
Water From Your Eyes – It’s a Beautiful Place
Label : Matador
Date de sortie : 22 août 2025
En concert en France : Paris (Boule Noire), le 2 décembre, Lyon (Le Sonic), le 3 décembre.