[Interview] Nero Kane : « …pour éviter de sombrer dans notre propre obscurité… »

Avant la sortie du 4ème album du duo légendaire Nero Kane, et après une tournée triomphale en 2024, Nero et Samantha nous ont offert une interview passionnante qui nous éclaire un peu plus sur la mystique entourant leur musique…

Nero Kane - For the Love, the Death and the Poetry 02

On peut juger une œuvre par sa pérennité, son impact dans l’échelle du temps, et par les émotions qu’elle procure. Il n’y a d’autre éternité que cet instant. Nero Kane, accompagné de l’artiste Samantha Stella, a partagé la scène avec de nombreux groupes issus du dark folk, du doom (Zola Jesus, Darkher, The Devil’s Trade, Dopelord), et sa discographie est une réarticulation du spirituel, de la vie, de la souffrance, de la volupté. Tout est dans le cadrage, au-delà de la figuration, d’une aventure biographique. Une assise scénique, corporelle, la recherche d’un équilibre. As an Angel’s Voice*, premier extrait de l’album For The Love, The Death and the Poetry, prévu pour le 26 Septembre, résonne comme si le bois des guitares voulait se confesser. Les nappes, lointaines et charismatiques, semblent enregistrées par des pèlerins qui marcheraient depuis mille ans pour rejoindre un autel oublié.

A la veille de la sortie de cette nouvelle œuvre emblématique, Nero Kane et Samantha Stella ont accepté de se livrer au jeu de l’interview…

* Le premier extrait sera projeté au centre MAIIM (Media Art III millenium) de Gênes début Octobre 2025.

01 Nero Kane For the Love, the Death and the Poetry - album coverBenzine Magazine : Est-ce que les enjeux historiques actuels ont un impact sur ta composition ?

Nero Kane : Ma musique ne traite pas de questions politiques, et ne le fera probablement jamais. Ma façon d’écrire des chansons est très proche de la vision qu’a Nick Cave, de ce que devrait être l’Art, et plus particulièrement la musique : quelque chose qui parle de la vie, de la mort, de l’amour, de Dieu (ou de tout ce en quoi on croit), de la rédemption et de la perdition, du mal, des ténèbres et, par-dessus tout, de la condition humaine. Ce sont les principaux aspects que j’aime explorer dans mon travail, mais sans aucune envie de promouvoir ou de défendre quoi que ce soit. C’est simplement ma vision de la vie, sans message particulier. Chaque chanson est un petit monde à part entière, bien que relié aux autres. Bien sûr, cela ne serait pas possible – ou du moins ne serait pas la même chose – si mon esprit n’était pas profondément connecté au monde tragique dans lequel nous vivons, et à ma vision personnelle sombre de celui-ci. Ce sentiment constant de chute, de nostalgie, de chagrin, de désespoir, et, à l’opposé, la recherche de la Beauté par-dessus tout, de la Lumière dans toute cette Obscurité, de la Nature, de l’Amour véritable, est ce qui anime mon cœur et ma musique. Donc, pour répondre à ta question, les sujets historiques sont présents, mais ne sont liés à aucune époque ou période spécifique ; ils appartiennent à toute l’humanité. Je crois que ma musique est profondément liée à un sentiment d’éternité.

Samantha Stella : Je pense que l’univers de Nero Kane, et plus largement le mien en tant qu’artiste qui utilise principalement les arts visuels, la performance et la musique depuis vingt ans, repose sur un sentiment plutôt décadent et quelque peu romantique qui transcende les faits spécifiques du moment historique dans lequel nous vivons. La perception d’un monde qui s’effondre, dans lequel nous sommes fondamentalement seuls, où le sentiment de mort se déploie, mais où l’espoir de trouver l’amour et la paix reste vivant (une référence au premier album, Love In A Dying World). La recherche d’une perception de lumière, presque de salut, dans un sentiment de foi rongé par le doute, se transforme souvent en folie (dans le deuxième album, Tales of Faith and Lunacy). Le besoin d’éternité pour apaiser le profond malaise qui pèse sur nos âmes, entre sacré et perdition (Of Knowledge and Revelation). Ou encore, trouver la force de donner un sens à son existence, par le biais de l’amour de manière salvatrice et réparatrice, de la Beauté offert par l’Art, qui est, à mon avis, la synthèse de ce nouvel opus, For the Love, the Death and the Poetry. Ce sont des compositions qui auraient pu être créées à n’importe quelle époque ou à n’importe quel moment. Pensez à tout le patrimoine classique de la littérature et des arts, à commencer par la Grèce antique, qui a toujours exploré ces sentiments. Ce qui est certain, c’est que les événements de notre époque – un monde en feu, comme vous l’avez dit dans notre conversation – ne nous aident pas à trouver le réconfort, mais alimentent plutôt un sentiment de malaise et d’impuissance, qui est inévitablement absorbé par notre sensibilité artistique et transposé dans notre restitution en termes de création.

Benzine Magazine: Se pourrait-il que la musique ait réellement réorganisé l’environnement dans ce moment précis, au point d’en faire un pur prolongement du système nerveux ?

Nero Kane : Honnêtement, je ne sais pas quels sont les sentiments que ma musique peuvent susciter chez l’auditeur, mais je suis sûr qu’elle recèle, à sa manière, quelque chose de puissant et d’émouvant, dans lequel on peut se perdre complètement, ou, au contraire, dont on peut se sentir totalement éloigné. Ce n’est pas quelque chose qui reste entre les deux. Quand je joue mes chansons, j’ai l’impression de parler avec tout mon cœur. Elles sont vraies, et pour moi, c’est l’aspect le plus important de la composition : être fidèle à soi-même, même si cela fait mal ou peut être dangereux ou désagréable. Quand j’écoute d’autres musiques, je recherche ce même sentiment de vérité et de sens profond. Les chansons peuvent définitivement changer votre vie et votre perspective sur celle-ci, tout comme toutes les autres grandes formes d’art.

Samantha Stella affiche
Samantha Stella affiche

Samantha Stella : Je crois que l’univers de Nero Kane réside précisément dans sa capacité à toucher l’âme de l’auditeur, dans une sorte d’identification, tant au niveau des paroles, mais je dirais surtout au niveau des mélodies, des boucles répétitives et des chants monotones, ou des paroles rituelles dans lesquelles on peut se perdre. C’est un sentiment doux dans sa profonde amertume. En ce sens, je pense que les critiques parlent d’une sorte de force chamanique dans cette musique. Avant tout, un langage tel que la musique, qui n’est pas une forme matérielle (contrairement à une peinture ou à une photographie), mais pure imagination, repose sur la perception la plus profonde de l’auditeur. En ce sens, oui, elle agit comme une pure extension de notre système nerveux, ou plutôt de notre capacité imaginative, qui attribue des sensations, des formes et des significations à la non-matière.

Benzine Magazine : Est-il possible que nos corps soient des instruments de musique à part entière ?

Nero Kane : Notre corps est l’instrument que nous utilisons pour exprimer nos sentiments et nos pensées, de toutes les manières possibles. Mais le corps est contraint d’agir sous l’effet d’impulsions spécifiques, il est donc en fin de compte soumis à l’esprit. C’est l’esprit qui dirige tout. Chaque geste, chaque respiration, chaque battement de cœur porte un rythme, un ton, une vibration. Pourtant, le corps n’est jamais entièrement libre.

Samantha Stella : Oui, d’une manière instinctive et primordiale. Mais je crois que c’est finalement notre esprit, ou notre âme, qui donne du sens à l’instrument. Notre corps n’est pas seulement un instrument de musique, mais aussi la matière avec laquelle nous touchons l’immatériel.

Benzine Magazine : Pour ceux qui ne connaissent pas votre duo musical, comment vous êtes-vous rencontrés ? Comment l’idée de travailler ensemble vous est-elle venue ?

Nero Kane : Nous nous sommes rencontrés pour la première fois en 2015. À l’époque, je cherchais quelqu’un pour travailler sur les visuels et les vidéos de mon précédent projet musical. Un ami m’a suggéré Samantha, alors je l’ai contactée. Très vite, nous avons développé une sorte de symbiose artistique, qui a donné naissance au spectacle Hell23. Plus tard, lorsque j’ai lancé mon projet solo Nero Kane et que je suis parti à Los Angeles pour enregistrer mon premier album Love In A Dying World, nous étions déjà si proches qu’il nous a semblé tout naturel de commencer à travailler ensemble sur ma musique. Je me souviens de la première fois où j’ai demandé à Samantha de faire les chœurs sur l’une de mes chansons, car je n’aimais vraiment pas la voix de la chanteuse qui était venue au studio. Dès qu’elle a commencé à chanter, j’ai eu un déclic : j’ai immédiatement senti que sa voix pouvait très bien s’accorder avec mes chansons. Après cela, lorsque j’ai commencé à présenter l’album en live, j’ai demandé à Samantha de jouer également du clavier, juste pour ajouter une touche d’ambiance à mon son de guitare minimaliste. À partir de là, tout était en place pour la suite.

02 Nero Kane - As an Angel_s Voice - single coverBenzine Magazine : Diriez-vous que For The Love, The Death and the Poetry  font parti des 3 buts que vous avez toujours voulu atteindre ? Considérez-vous cette trinité comme un testament ou plutôt comme un guide pour la vie ?

Nero Kane : Je pense que quelque chose de différent m’a toujours animé d’une certaine manière. Un sentiment étrange qui ne m’a jamais permis de me sentir complètement à l’aise avec moi-même. Le sentiment d’être un solitaire, un outsider, quelqu’un avec une approche différente de la vie et des visions contraires. Au fil des ans, ce sentiment s’est naturellement transformé en une humeur très mélancolique et romantique. Je suis devenu alors de plus en plus attiré par un certain type d’art décadent (les peintures et les livres anciens en particulier), ce qui a profondément changé et guidé ma vie. Je ne me sens pas vraiment connecté au présent ; je regarde toujours vers le passé, vers une époque où l’art, la poésie et la beauté étaient beaucoup plus présents et respectés. Cette recherche sans fin de la Beauté éternelle est quelque chose qui me touche chaque jour et guide ma vie. La trinité que tu as évoqué dans ta question peut donc être considérée à la fois comme un témoignage et comme un guide.

Benzine Magazine : À votre avis, le pessimisme ambiant peut-il être transformé en quelque chose de positif ? Comment parvenez-vous à extraire autant de beauté de vos écrits alors que le monde s’écroule ?

Nero Kane : Absolument ! Il suffit de regarder toutes les grandes œuvres d’art qui, au fil des siècles, sont nées de la souffrance, de l’obscurité et de l’oubli. Regardez tous les livres extraordinaires qui sont issus du désespoir, de la cruauté de l’humanité, de la désolation du monde dans lequel nous vivons. À mon avis, le grand art est principalement, voire entièrement, issu de ce sentiment de solitude et de chute constante qui nous envahit. Et nous pouvons transformer ce sentiment en quelque chose de positif grâce à notre art. Mais aussi grâce à nos efforts quotidiens pour devenir de meilleurs êtres humains, pour éviter de sombrer dans notre propre obscurité. Chacun peut choisir d’être une meilleure personne et commencer à faire quelque chose de positif pour soi-même et pour son entourage. C’est simplement un choix personnel – souvent difficile, je le sais – car il est toujours plus facile de choisir le côté obscur.

Samantha Stella : La réponse réside dans l’espoir que la beauté et l’amour de l’art puissent nourrir nos âmes. Après tout, l’histoire nous montre des phases continuelles de guerre et de dévastation, ainsi que des doutes existentiels sans fin, et pourtant nous sommes arrivés jusqu’ici. Je n’ai aucune garantie que mes œuvres seront d’une quelconque aide, mais elles constituent ma contribution sincère. Si une seule personne peut se perdre dans mes visions et se laisser bercer par le désir de lumière, c’est déjà une grande réussite.

Samatha Stella - For the Love, the Death and the Poetry 00Benzine Magazine : Chacun de vos clips a cette dimension hantée, presque religieuse. Quel rôle jouent les symboles dans chaque film ?

Samantha Stella : Tout mon travail artistique utilise des symboles et des références à notre passé historique. Les vanités picturales du XVIIe siècle représentant des crânes et des fleurs coupées, symboles de la fugacité de la vie et de la beauté, ainsi que les statues et bustes de dieux grecs antiques tels qu’Hébé, qui immortalisait le nectar de l’immortalité pour les dieux, sont des motifs récurrents dans mon travail. On les retrouve dans mes principales œuvres photographiques, dans les décors que j’ai créés pour des chorégraphies, dans mes performances et dans mes films expérimentaux. Leur utilisation sert à souligner, avec quelques objets minimaux, les thèmes que j’explore, un peu comme choisir les mots justes pour transcrire un sentiment particulier en vers pour une chanson ou un poème. Cela s’ajoute à ma passion, partagée avec Nero Kane, pour les objets religieux. Je collectionne les anciens livrets de communion, signe d’un désir de renouer avec une foi que j’ai personnellement du mal à entretenir. C’est comme une poussée vers quelque chose d’éternel, dont je ne crois pas l’existence rationnelle, mais que je souhaiterais romantique. Les critiques parlent d’une religiosité laïque dans mon travail. Les églises, imprégnées d’un pouvoir mystique et d’une grande beauté, sont souvent devenues le cadre dans lequel j’ai présenté mes œuvres, notamment lors de nombreux concerts avec Nero Kane, en particulier pour la récente tournée Temples Tour. Le court métrage que j’ai réalisé pour le lancement du single As an Angel’s Voice, issu du nouvel album, contient délibérément des symboles qui font référence au titre et donc à des œuvres précédentes avec Nero. Le petit tableau représentant une reproduction de La Madone au chardonneret (vers 1506) de Raphaël Sanzio, posé sur la table, que je tiens ensuite près de moi, et la photographie encadrée représentant une mariée, sont quelques-uns des objets que Nero emporte avec lui dans ses pérégrinations à travers les déserts californiens dans le film que j’ai tourné pour le lancement du premier album. Des symboles d’amour dans le désert de l’âme. Le crâne d’animal fait clairement allusion à la mort, le petit livre avec le mot Pietas à la poésie. Le petit livre noir que je tiens entre mes mains est apparu dans le film du troisième album et fait allusion à la vérité. Mes photos qui apparaissent au début et à la fin du court-métrage, utilisées pour la pochette et le dos du nouvel album, représentent la mariée dans la robe que je portais dans le film du deuxième album. C’est comme si le temps linéaire n’existait pas, dans un esprit Lynchien, dirais-je. Tout est un chevauchement continu de visions et de symboles qui tracent un seul chemin, où les dimensions du passé et du présent réitèrent une circularité incessante. De plus, Nero et moi-même, qui sommes les protagonistes, devenons des âmes emprisonnées dans une atmosphère gothique inspirée par le renversement des rôles de la vie et de la mort dans le film Les Autres d’Alejandro Amenábar. Mais d’autres réalisateurs m’ont également inspiré pour ces derniers films avec Nero, comme si Bela Tarr et Sergei Parajanov s’étaient retrouvés avec Alejandro Jodorowsky dans le désert américain.

Nero Kane - For the Love, the Death and the Poetry 00Benzine Magazine : Votre musique est très cinématographique, avez-vous déjà été sollicité pour composer une bande originale de film ?

Nero Kane : Bien que beaucoup de gens reconnaissent et apprécient cet aspect cinématographique, je n’ai malheureusement jamais été sollicité pour composer une bande originale de film. Peut-être que cela arrivera dans le futur, d’une manière ou d’une autre.

Benzine Magazine : Comment composez-vous ? Sur quelle idée vous basez-vous pour concevoir la continuité de l’acte initial, l’étincelle qui déclenche un commencement ?

Nero Kane : Il n’y a jamais d’approche claire ou sûre. Parfois, la petite étincelle dont tu parlais, se transforme en chanson en quelques minutes, comme cela s’est produit avec Mary of Silence ou Mountain of Sin. D’autres fois, les chansons ont besoin de temps pour se révéler pleinement, et les notes et les paroles coexistent alors dans une sorte de limbes flottantes, attendant le moment où elles seront découvertes. Parfois, malheureusement trop souvent, ce moment ne vient pas. En gros, j’écris généralement les paroles et la musique séparément. Puis, à un certain moment, quelque chose prend forme dans mon esprit, et ces éléments commencent à se parler et à révéler leur sens et leur puissance. Après cela, je commence à les rassembler et à voir si elles peuvent coexister dans un nouvel espace qui deviendra finalement un nouvel album. Je m’inspire souvent de peintures, de livres et de la vie en général. Mais une chose importante que je voudrais souligner, c’est qu’il faut se consacrer entièrement à ce travail. Il faut s’y consacrer chaque jour, même si ce n’est que pour une courte période, car rien ne se passe jamais, du moins dans mon cas, sans ce genre de dévouement total.

Benzine Magazine : Votre écriture semble reposer sur une notion de dualité. Croyez-vous à la coexistence du bien et du mal ? Pensez-vous qu’il soit possible de faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre ?

Nero Kane : Bien sûr que j’y crois, et je le ressens chaque jour en moi. Le bien et le mal sont, à mon avis, comme la lumière et les ténèbres : les deux faces d’une même médaille. Je pense que oui, on peut faire pencher la balance d’un côté, mais en même temps, j’ai le sentiment qu’on ne peut pas complètement échapper à ce qu’on est vraiment. On peut le contrôler, affaiblir le pire côté, mais il restera toujours quelque chose.

Samantha Stella : Je crois qu’il existe une frontière instable entre le bien et le mal, et c’est l’un des thèmes principaux de ma recherche artistique. Honnêtement, je suis encore en train d’étudier la question et je n’ai pas de réponse claire. Les contraires m’ont toujours intrigué. Je crois que la direction à prendre dépend de l’équilibre intérieur et mental de chacun.

Propos recueillis par Franck irle

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