Après le succès du Parfum d’Irak (2018) et de Je me souviens de Falloujah (2023), le journaliste grand reporter Feurat Alani, lauréat du Prix Albert Londres, continue à nous parler du pays de sa famille, l’Irak, à travers une touchante enquête familiale sur les traces d’un oncle aviateur, disparu en 1974, qui mène le lecteur de Badgad à Krasnodar en passant par Paris sur une quarante d’années, faisant revivre les disparus dans la mémoire intime et collective.

« Toutes les familles ont un secret. Il peut s’accrocher à une vie entière, emmurer les personnes qui le protègent, les forcer à marcher sur de la moquette épaisse, pour étouffer le bruit de leurs pas. Il est un silence qui étreint le coeur, qui ne nous libère jamais de son emprise. Il prend discrètement de la place, jusqu’à écarter de s’y faufiler. Parfois, il finit même par se fissurer.(…) Toutes les familles ont un fantôme ».
Le fantôme de la famille de Taymour, c’est son oncle Adel, pilote dans l’armée irakienne qu’il n’a jamais connu. Son avion a disparu en 1974 lorsqu’il était à bord de son MIG-21 pour un exercice de routine. Il n’a jamais retrouvé, ni son avion, ni son corps. Il a été déclaré mort. Et depuis, c’est un tabou, « une silhouette en retrait sur une vieille photo, un prénom échappé d’un murmure, un souvenir qui passait dans les regards sans jamais franchir les lèvres ». Taymour refuse qu’Adel soit effacé du livre familial. A bientôt trente ans, il décide de forcer le mutisme de ses proches pour enquêter sur l’histoire d’Adel.
Au démarrage du récit, on se dit qu’il ne va rien apporter de plus au rgenre « roman sur les secrets de famille ». Rien de palpitant, du convenu, une présentation des personnages et des enjeux un peu longuette. Et puis, il y a quelque chose qui se passe lorsqu’on comprend que le secret en question va nous permettre de découvrir un pan importante de l’histoire irakienne. L’enquête personnelle se transforme en véritable fresque historique racontée de façon sensible, au plus près de l’intime et du vécu de Taymour et sa famille. L’ histoire se révèle beaucoup plus vaste que ce qu’on avait imaginé au départ.
C’est la grand-mère de Taymour, la mère d’Adel, qui va mettre son petit-fils sur les traces de son oncle, lui confiant lettres et carnets en héritage. Formidable personnage de femme forte à la farouche énergie, courageuse, intellectuelle progressiste ayant épousé un fidèle du régime monarchique hachémite. L’Irak vit ensuite au rythme des coups d’états militaires (jusqu’à celui de 1967 qui place le parti baas au pouvoir et un certain Saddam Hussein à son sommet) ainsi que des conflits avec Israël (guerre des Six jours en 1967). Le parti baas veut bâtir un nouvel Irak et, dans un contexte de guerre froide paroxystique, se tourne vers l’URSS. Adel part ainsi à Krasnodar pour se former au maniement du tout nouveau MIG-21
Taymour est le double littéraire de Feurat Alani. L’auteur a expliqué dans une interview qu’Adel, c’était véritablement son oncle et que le mystère de sa disparition n’avait pas été résolu. Pour combler les trous noirs, il s’est tourné vers la fiction et a laissé son imagination inventer une histoire à son oncle. Le geste est fort. Et le résultat tout autant. Le portrait qu’il compose de cet oncle qu’il n’a jamais connu est très touchant : un jeune homme droit subissant la pression d’une société corsetée par un État autoritaire contrôlé par le parti baas qui traque les opposants et les «traîtres», une jeune homme tiraillé entre ses rêves de liberté et sa loyauté envers sa famille ainsi que son pays.
« Le ciel est immense, maman, trop vaste. Vais-je me perdre ? » dit Adel à sa mère dans une lettre écrite pendant la guerre des Six jours, « le ciel est vaste, mais les chaînes au sol sont invisibles ».
Un suspense très prenant naît du désir du lecteur de résoudre les mystères de sa disparition en plein vol, l’auteur tirant tous les fils des multiples hypothèses crédibles jusqu’à un dénouement convaincant.En explorant les dédales d’un secret familial, Feurat Alani montre à quel point défier les silences volontairement installés sont difficiles à défier. « Certaines histoires sont faites pour se perdre, et certains visages, pour rester à jamais dans l’ombre ». Pas sûr que tous les secrets doivent être déterrés et que tous les fantômes veuillent être rappelés.
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Marie-Laure Kirzy
