Waste Land

Voilà  un documentaire qui, comme certains films à  la sensibilité poignante, pose un véritable problème face à  la critique, : l’apport des mots et la peur de détruire l’essence de ce qu’on a vu et ressenti dans un moment si fort sont un danger qui guette l’écriture et sa représentation angélique ou larmoyante, poétisation vaine de ce qui est déjà  poétique à  l’écran ou sous la forme de n’importe quelle oeuvre d’art.

Pour résumer Waste Land le plus délicatement que je puisse, et pour donner envie j’espère à  quelques personnes de faire l’effort de se déplacer autrement que par souci de curiosité ou pur hasard, le plus honnête est peut-être d’en éventrer la poétique et de la retraduire telle qu’elle est signifiée à  l’écran, dans sa réalité (et au-delà  de la magie et des infinies possibilités du montage cinématographique). Vik Muniz, connu pour certains, méconnus pour d’autres (dont je fais partie), lance une idée qu’il veut accomplir jusqu’à  un aboutissement humaniste de taille. Son projet de singularité personnelle et de renouvellement artistique se tient à  Rio De Janeiro, ville natale qu’il a délaissée pour la réussite sociale symbolique des Etats-Unis, où il vit désormais à  Brooklyn. De retour dans le pays de son enfance, il est confronté au sujet qui va être le centre de sa nouvelle démarche et exposition : la plus grande décharge du monde à  ciel ouvert. Après avoir photographié et mis en scène picturalement les vies délaissées de quelques trieurs de tout âge, homme ou femme, les photos vont être agrandies jusqu’à  l’immensité, et ensuite retravaillées manuellement avec un ajout de matériaux divers issus de la décharge. Des portraits-déchets qui redessinent les visages photographiés de ces anonymes au coeur du monde, asphyxiés chaque jour sous des montagnes de déchets massifs et mortels qui pour eux sont une monnaie, la seule du marché.

Et au cours de ces trois ans (de l’idée du projet jusqu’à  son exposition finale dans divers musées parmi les plus grands au monde), Vik Muniz expose, vend et reverse les sommes gagnées à  chaque personne mise en scène sur la photo, ainsi qu’à  de véritables associations liées à  cette décharge, Jardim Gramacho. L’intérêt de ce documentaire tient en une multitude de points : premièrement, les conditions déplorables de ces trieurs sont méconnues d’une grande partie du monde et Lucy Walker lève enfin le voile sur leur existence. Ensuite, le film ne se contente pas de tirer l’alarme et de faire pleurer (ce qu’il fait pourtant à  merveille, naturellement, sans volonté ou conscience), mais il pose aussi les bonnes questions face au rôle de l’artiste et de ses responsabilités, sa conscience face à  l’aide et à  la création qu’il propose à  des gens délaissés par une société à  laquelle ils vont peu à  peu prendre goût. Waste Land parle du danger de notre adaptation sociale et la manière dont, inconsciemment et par bonne volonté, on peut décider de transformer les gens qui ne connaissent aucune société, jusqu’à  les pervertir et leur faire découvrir une vie opposée à  celle qu’ils ont connue, faite de matérialisme et de progrès en tous genres. Waste Land rappelle aussi, tout simplement, la force expressive de l’art quand celui-ci s’ajuste à  la grandeur des causes ou des idées, même les plus infimes. L’évocation d’un futur auquel appellent ces portraits, ces croquis d’espoir, sont une utopie qui redonne goût en la vie. Enfin, l’observation judicieuse du film, au-delà  de la magistrale aisance avec laquelle il donne la parole et les remarquables engagements physiques qui en découlent (tourner plus d’un an dans une décharge est peut-être le moyen le plus sûr d’intoxiquer son organisme entier), est celle d’un bonheur qui se vit ailleurs que dans le besoin. Chaque personnage décrit semble vivre au jour le jour (le film est axé particulièrement sur une petite dizaine de personnes qui représentent symboliquement dans le film les 3000 trieurs de la décharge) avec une volonté et un courage plus fort que tout. Même si la réalité alarmante que montre ce documentaire a de quoi faire pleurer pour de bon, la joie avec laquelle tous ces trieurs continuent à  vivre malgré un amas de drames quotidiens si loin de nos futiles complaintes fait réfléchir profondément sur notre condition humaine autour d’un système organisé et d’une production-consommation qui nous anesthésie.

Lucy Walker montre simplement des gens qui vivent, à  la même hauteur que la bonté de Vik Muniz, jamais érigé en héros plus que les enfants ou les vieilles dames qui parcourent le film. La construction, elle, est exemplaire : après un prologue de présentation de l’artiste, le regard de la documentariste s’attarde justement sur les personnes qui peuplent cette décharge, avant de consacrer la deuxième partie du film à  montrer l’accomplissement du travail effectué par l’artiste et les trieurs, enfin devenus artistes à  leur tour. Les images sont édifiantes, mais jamais voyeuristes. Rien ne nous pousse à  compatir, à  nous révolter. Waste Land laisse libre de penser et de ressentir au même niveau. C’est une oeuvre d’art qui ravit aussi bien la pensée que le coeur. Les gens y ont le sourire aux lèvres, leurs drames au coin de la tête mais le présent au travers de regards éclatants de joie et de bonheur. La constatation finale est affolante ; lorsqu’au détour d’une parole on entend passer les ombres enfouies dans les souvenirs, on ne peut s’empêcher de pleurer face à  la dureté et l’injustice endurée par ces anonymes. Pourtant, en face de nous, spectateurs affaiblis d’un monde malade, ils continuent à  parler sur grand écran, dans leur intimité la plus délicate, le sourire aux lèvres et la force de continuer, encore et toujours. Alors au fond, qui, d’eux ou de nous, sont les plus heureux? Documentaire satellite sur l’injustice, le geste artistique et ses conséquences, le bonheur, le matérialisme et l’écologie, Waste Land tape dans le mille : le sujet est ouvert à  une multitude de micro-sujets tous d’une richesse épatante. Le tact documentaire de ce film est un exemple très rare que l’on n’est pas prêt d’oublier. L’émotion qu’il procure est cristalline, dénuée de toute autre notion qu’un humanisme convaincu et invincible, à  l’image des gens croisés lors du film. Et on sort de la salle comme de l’autre côté du miroir, triste, affreusement triste : avec l’impression de s’être contemplé dans toute sa vacuité et son non-sens, si loin du combat que la vie nous offre. Un combat qui vaut peut-être beaucoup plus cher que les gadgets plastifiés qui organisent mécaniquement et sans raison nos vies. Et qui, une fois démontés et écrabouillés par l’acier des machines, deviennent à  l’autre bout de la planète des matériaux vitaux, l’essence de la joie.

Jean-Baptiste Doulcet

Waste Land
Documentaire britannique, brésilien de Lucy Walker
Durée : 1h38
Sortie : 23 Mars 2011
Avec Vik Muniz, Fabio Ghivelder, Isis Rodrigues Garros,…

La bande-annonce :