De l’Autre Côté du Vent : le film inachevé d’Orson Welles est sur Netflix

Voilà 45 ans que nous attendions le dernier film, mythique, inachevé jusqu’à présent, d’Orson Welles. C’est dire si les enjeux étaient élevés pour Netflix, qui a produit cette exhumation colossale, et pour Peter Bogdanovich, qui a travaillé sur les rushes…


Peter Bogdanovich, John Huston dans « The Other Side Of The Wind »

Lorsque nous étions jeunes cinéphiles, Orson Welles était pour nous l’équivalent d’un Rimbaud ou d’un Jim Morrison au cinéma : une rock star, un poète maudit… Sauf que lui avait eu la malchance de survivre à son génie et de devenir obèse, voire ridicule (quelle souffrance ce fut de le voir avec son faux nez dans la Décade Prodigieuse du fan Chabrol !). The Other Side of the Wind faisait donc partie de la « légende Welles« , œuvre mythique, inachevée car condamnée aux limbes par sa genèse contrariée (même le Shah d’Iran, encore sur le trône, avait mis la main au panier !) et par l’incompréhension endémique dont souffrait le travail de notre idole. Finalement, ne jamais pouvoir voir The Other Side of the Wind nous allait très bien…

De l’Autre Côté du VentEn 2018, avec l’arrogance des nouveaux riches qui pensent que grâce à l’Argent (majuscule, SVP !), tout est possible, Netflix a permis de terminer le film, et nous l’offre en cadeau. Comme si de rien n’était. Sans que grand monde n’en parle. Sans que la planète cinéphile n’explose de joie : les temps ont bien changé. Et, bien entendu, le film n’est pas très bon. Ici et là on tempête, on maudit le brave Bogdanovich, le « number one fan » du maître (qui, que cela soit dit, n’a pas peur de l’image un peu méprisable que le film donnera de lui-même, Welles n’ayant pas été tendre…) : il se trouve que ce montage frénétique – un peu écœurant dans la première partie du film – d’images hétéroclites filmées par des dizaines d’acteurs et figurants – est bel et bien ce que Welles voulait tenter. Et ce qu’il avait probablement toujours échoué à rendre même « supportable », au-delà de l’absolue et indiscutable intelligence du « concept ». On se dit du coup, que, idée géniale intranscriptible en film, The Other Side of the Wind n’aurait jamais dû exister. Et pourtant…

… pourtant, que de choses passionnantes durant ces deux heures d’inconfort ! Car comment ne pas être saisis par la beauté du « film dans le film », cet autre The Other Side of the Wind en scope et en couleurs, qui semble pasticher Antonioni et son Zabriskie Point mais en transcende par instants la splendeur ? Comment ne pas être stupéfaits devant l’érotisme intense de plusieurs scènes avec la « squaw » Oja Kodar – comme celle, mémorable, géniale, du coït dans la voiture ? Comment ne pas voir que les questions esthétiques et éthiques qui travaillent Welles ici sont les mêmes que De Palma va brillamment théoriser quelques années plus tard ? Et comment ne pas être subjugués par la classe impériale de John Huston, chargé ici, folle et magistrale intuition, de figurer le statut de l’Artiste face à l’argent, l’industrie, le public, la critique (tous imbuvables, mais qu’importe !) ?

En se « stabilisant » dans sa dernière partie autour de la figure à la fois bouleversante et très drôle du « vieux sage » malicieux, qui n’est plus dupe de toutes ces escroqueries qui constituent l’Art, la Célébrité et la Réussite, The Other Side of the Wind prend acte de son essence testamentaire… et du coup, cesse – un peu tard certes – d’être un concept trop malin et pénible, pour devenir un « vrai film ». Tout est bel et bien perdu, nous avons sucé jusqu’à la moelle ce qu’il y avait de « bon » chez le saltimbanque désormais desséché et stérile (le dernier mot du film…), il ne lui reste plus qu’à sortir, dans un dernier geste bravache. Sortir de scène. Sortir de la route. Cut !

Eric Debarnot

De l’Autre Côté du Vent (1972)
Réalisé par Orson Wells
Avec John Huston, Peter Bogdanovich, Susan Strasberg, Oja Kodar, Lilli Palmer
Durée : 2h02
Mis en ligne le 2 novembre 2018 par Netflix