[Interview] Laetitia Shériff : « Les mouvements, les luttes d’aujourd’hui m’interpellent »

A l’occasion de la sortie de son brillant 4e album, Stillness, Laetitia Shériff évoque sa nouvelle réalisation, la situation actuelle, nous parle de sa petite galaxie musicale et dit quelques mots sur ses goûts musicaux du moment.

Laetitia Shériff
Photographie : Lise Gaudaire

« je crois que tout bouge depuis toujours. C’est oublier qui craint. »

On est d’accord, 2020 aura apporté son lot de bad news et sapé le moral de la planète entière. La parution récente du nouvel album de Laetitia Sheriff, Stillness, fait donc office d’arc en ciel salutaire dans cette grisaille ambiante et permet de rêver à des jours meilleurs.
En effet, l’artiste française plutôt rare et discrète, signe un disque à la fois puissant et exigeant, alternant habilement les orages et les accalmies, comme un retour aux sources du rock contestataire et habité de ses débuts, et appelle à la mobilisation des consciences.

Le titre de l’album Stillness est assez trompeur car le disque possède un côté très cash et rentre dedans, comme s’il traduisait une urgence imminente, je me trompe ?

L’urgence c’est de pouvoir se laisser le temps de s’aimer plus fort. Ça demande beaucoup d’efforts car la violence dans notre société nous décourage et peut nous détourner de l’autre. Ce disque c’est presque un face à face de l’Amour contre la Haine donc forcément ça chauffe mais on sait qui va gagner à la fin. Dans a stirring world, il y a un petit mantra qui synthétise le propos de mon album :

« We must continue to act together because nothing will move alone
Love, is not locked away anywhere, it is there, innate, natural and free
Let’s make it exists »

Le titre d’ouverture de l’album People Rise up est clairement un appel à l’insurrection des consciences. Le monde est trop empreint de passivité selon toi ?

Pour répondre à ta question, je crois que tout bouge depuis toujours. C’est oublier qui craint. Quand j’ai écrit le morceau People rise up j’ai pensé d’abord aux mouvements protestataires historiques et révélés (il y en a tellement d’autres qu’on ne connait pas). Les mouvements, les luttes d’aujourd’hui m’interpellent, mais elles sont toutes singulières et « compartimentées » comme si seuls les médias pouvaient y participer. Elles sont souvent denses et justifiées, mais j’avoue que j’espère une lutte globale et unifiée.

Stupid March est particulièrement réussi dans sa structure et sa texture. Il exprime une vraie dualité : le riff très heavy et la noirceur des textes sont contrebalancés par le chant et la douceur des chœurs. C’est ça ton ADN artistique ? La patte Laetitia Shériff ?

Merci (sourires)… J’ai tenté de sortir du sentiment récurrent d’impuissance, face aux aberrations de nos existences, de notre société et laissé la place à l’indignation. Donc forcément, c’est un morceau pas très tendre. J’ai fait de ma sensibilité une force. Les choeurs font référence aux mélodies enfantines dans les films d’épouvantes qui mettent mal à l’aise ou bien quelqu’un qui se bouche les oreilles en faisant « lalalala! Je n’entends rien!. Ça m’amusait.

« c’est une évidence: Olivier Mellano sera toujours pour moi un modèle »

Cette comparaison récurrente avec Shannon Wright, ça t’évoque quoi ?

Du rouge aux joues et surtout de la fierté car Shannon est une personne vraiment magnifique. On m’avait donné son album Dyed In The Wool juste avant que nous tournions ensemble en mai 2001. J’avais été saisie. Ça m’a soulagée à en pleurer, à l’époque, de voir quelqu’un d’aussi honnête. Je n’avais surtout pas imaginé qu’ils puissent, Shannon et le batteur Kyle Cabtree (shipping news), retranscrire un tel séisme émotionnel et sonore.

Tu te sens proche de quels artistes / quelle scène en France ?

Avant tout, c’est une évidence: Olivier Mellano sera toujours pour moi un modèle (MellanoisEscape). I garde une passion intacte et il arrive à transmettre. Ensuite, il y a Dominique Aj’ai fait quelques premières parties très formatrices pendant la tournée Auguri et ça m’a mise sur la bonne voie. Mansfield. TYA , Jeanne Added, (mes soeurs de coeur), The Psychotic Monks (j’ai été sensible à leur sincérité, force et intégrité, quand je les ai vus en concert l’année dernière), Ropoporose (j’aime affectueusement ce duo et malgré leur jeune âge, ils ont beaucoup à nous apprendre et sont très inspirants), Grand Parc et Gablé (leurs univers m’emmènent loin à chaque fois). Il y a aussi: Mnemotechnic (Brest), Moller Plesset (premier groupe rennais avec lequel j’ai traîné quand je suis arrivée à Rennes. C’est le genre de groupe dont on a envie de voir tous les concerts), Montgomery (groupe dans lequel joue Thomas Poli qui joue avec moi et qui a enregistré l’album), les projets autour de mes copains de TRUNKS (DPU, We only said, Ruby red gun, Chien vert…)

« C’est dur de ne plus être serrés bien au chaud au premier rang d’un concert »

Quel regard portes-tu sur ta carrière artistique depuis Codification, en 2004 ?

Houlala… J’ai eu sur mon chemin des gens bienveillants et enrichissants qui m’ont permis de prendre confiance en moi. Tous les beaux projets devraient commencer par là. J’honore ça le plus souvent possible.

Plus que jamais, en 2020, c’est compliqué d’être artiste et d’en vivre. Comment tu gères cela ?

Je fais du yoga. Non je rigole (j’aimerais bien pourtant). C’est compliqué tout court. C’est compliqué pour tout le monde… Je fais une parenthèse : ce qui n’arrange rien, ce sont les gens qui nous dirigent. Ils ont tant d’aplomb : ils sont capables de dire tout et son contraire. C’est déconcertant, ça rend fou surtout maintenant, là. Je trouve que ça, ça complique beaucoup les choses. Ça nous « désunit ». C’est carrément dur de ne plus pouvoir se réunir, de se serrer dans les bras, de ne plus être serrés bien au chaud au premier rang d’un concert, au comptoir d’un bar. J’ai repris les répétitions dès que l’endroit dans lequel je répète habituellement s’est réouvert en juin (Balloon Farm). Au début, j’étais seule et j’ai joué très fort et longtemps par rapport à l’habitude. Depuis j’y suis le plus souvent possible. On prépare la tournée d’automne avec Nicolas Courret (Bed, Eiffel, Headphone) et Xavier Rosé (Totorro)

On trouve quoi dans la playlist actuelle de Laetitia Shériff ?

Osees, Anna von Hausswolff, Low, Kurt Vile, Jason Loewenstein (Sebadoh), Tropical Fuck storm (the drones), Stars of the lid et Benoit Pioulard de Kranky records (et quasi tout chez eux), Horse jumper of love (groupe chouchou de Boston), Enablers, Beak, Can, Led Zeppelin, Nick Cave, Squid, Ought…

Une tournée est-elle prévue pour défendre cet album sur scène ?

Oui bien sûr, si la situation actuelle nous le permet.  Quoiqu’il arrive c’est dans nos têtes, dans nos doigts, nos corps.
Mais c’est bien grâce à la force de mon tourneur que nous réussissons actuellement à garder le moral et garder le cap. Il a réussi à mettre le pied au travers la porte du vaisseau spatiale avant qu’il ne quitte notre ancienne vie. François Levalet des tontons Tourneurs (avec qui je travaille donc depuis 2011) a une vision très pragmatique vis à vis de son métier, de nous, musiciens / artistes et le monde qui accueille, notre démarche, ce qui nous anime. Il y a un travail d’équipe énorme en ce moment entre tous les corps de métiers liés à la culture. On est à l’écoute et on se soutient.

Interview réalise par David Counil

Laetitia Shériff – Stillness
Label : Yotanka Records
Date de sortie : 6 novembre 2020

“Stillness” : Laetitia Shériff nous tend le miroir électrique de notre époque