Quiconque s’intéresse au mythe du « Che » et souhaite confronter son imaginaire à la réalité des faits rapportés par Jon Lee Anderson doit lire Che, une vie révolutionnaire, même si cet imposant ouvrage ne répond pas à toutes nos attentes, que nous soyons fans de « romans graphiques » ou d’Histoire.
Le monde a tellement changé qu’il est sans doute difficile pour les ados d’aujourd’hui que la grande majorité de leurs semblables le siècle dernier ont grandi avec dans leur chambre un poster du Che, révolutionnaire argentin, fidèle de Castro (hi, hi !), traitreusement abattu en Bolivie par les sbires du pouvoir américain qu’il avait combattu toute sa vie : de héros à jeune martyr, un parcours exemplaire pour une époque qui croyait encore en la Révolution, armée de surcroit, et qui rêvait de voir le capitalisme et son fléau, le consumérisme, éradiqué de la planète. Figure quasi-christique, Ernesto « Che » Guevara devint une icone intouchable et la photographie de son corps reste gravée dans la mémoire de plusieurs générations successives…
Intouchable ? Pas sûr, car au fur et à mesure que le régime castriste devenait – ou se révélait au monde – une dictature kafkaïenne, le mythe du Che a été lui aussi ébranlé par les recherches historiques qui ont été conduites au fil des années. Jon Lee Anderson, journaliste au pedigree impeccable en tant que spécialiste de l’Amérique Latine et des mouvements marxistes du continent, a écrit une biographie sérieuse de Guevara, qui jette la lumière sur la personnalité paradoxale du jeune révolutionnaire : son indifférence absolue vis-à-vis de ses proches, que ce soit ses parents restés en Argentine qui ne le reverront que très rarement après son départ « pour l’aventure » une fois son diplôme de médecin décroché, les femmes qui l’ont aimé – et envers lesquelles il ne manifesta que machisme sans état d’âme -, ou même ses enfants qu’il abandonne aux soins de l’état cubain ; son extrémisme révolutionnaire qui lui faisait refuser toute compassion envers les victimes, de quelque bord qu’elles soient ; ses choix stratégiques manquant souvent de jugement, comme sa très vaine expédition au Congo, ou son enlisement en Bolivie, qui lui sera fatal. Tout cela est désormais connu, mais pas aussi reconnu que cela le mériterait, et l’adaptation de la biographie de Jon Lee Anderson en BD, par lui-même, assisté par le dessinateur mexicain José Hernández, à la technique impressionnante, est forcément un ouvrage incontournable pour qui s’intéresse (encore) aux grandes figures révolutionnaires et aux « héros » de l’Histoire.
Ce qui surprend de prime abord dans la démarche d’Anderson, c’est la neutralité de son récit, la manière dont il évite tout jugement politique ou même moral sur la démarche de Guevara, n’offrant au lecteur que des faits bruts, des comportements et des actions montrées de manière objective. Il est évident que cette démarche est intellectuellement la plus honnête, vu la complexité et du personnage et des situations politiques décrites ici : il est bien honnêtement impossible de pointer du doigt qui seraient les bons (les images d’Epinal nous ont longtemps présentés les gentils révolutionnaires libérant le peuple des dictatures locales) et les méchants (la CIA est le « bad guy » idéal, qui défendait sans état d’âme le « jardin » des USA contre la menace marxiste), tant on finit par réaliser qu’il n’y a guère de frontières éthiques et morales qui ne soient pas allègrement franchies des deux côtés. On ne peut toutefois que regretter que cette neutralité soit poussée ici jusqu’à un extrême qui empêche toute empathie vis-à-vis de personnages qui nous paraissent finalement plus incompréhensibles qu’autre choses, privés qu’ils semblent être de tout état d’âme, voire de tout sentiment humain.
Pire peut-être, si le livre est très long avec ses plus de 400 pages qui nécessiteront plusieurs heures de lecture attentive, on a constamment l’impression que Che, une vie révolutionnaire passe très vite sur chacun des épisodes de la vie de Guevara, nous laissant finalement plus frustrés que réellement éclairés : il suffit de voir par exemple combien les très courtes pages consacrées à la crise des missiles de Cuba, qui sont pourtant riches de vrais « insights » sur le jeu de Kroutchev dans cette affaire, donnent un sentiment de vrai « trop peu » pour réaliser combien ces 400 pages sont paradoxalement insuffisantes pour réellement raconter une telle odyssée.
Le dessin de Hernández, l’un des plus grands artistes mexicains – par ailleurs dessinateur politique reconnu – est en permanence éblouissant, et constitue finalement l’un des principaux attraits de Che, une vie révolutionnaire. On ne peut nier néanmoins que l’usage uniforme d’une couleur marron sombre, quasiment permanent au long des 400 pages, et un manque de dynamisme et de lisibilité des scènes de combat, pourtant essentielles, conjugué avec l’absence de représentation conventionnelle des bruits de coups de feu, etc. accentuent encore le côté « plombé » de l’ouvrage, qui finalement n’est pas tout-à-fait la biographie instructive que l’on attendait (il faut sans doute pour ça lire le livre d’Anderson), sans devenir pour autant ce « roman graphique » inoubliable qui saurait nous emporter au long d’une vie pourtant exceptionnelle.
Eric Debarnot