[Interview] Jim Jones : « L’idée, c’était ça. Maintenant, c’est autre chose… »

L’opportunité de converser avec l’inarrêtable Jim Jones, de passage dans la capitale pour défendre Ain’t No Peril, l’excellent album de son nouveau projet Jim Jones All Stars, était trop alléchante pour être déclinée. Pour ne rien gâcher, le personnage se révèle aussi fascinant que sa musique.

© Jeff Pitcher / BBC

Benzine : Vous avez enregistré Ain’t No Peril dans le sud des Etats-Unis. Vous disiez que la musique de Gimme The Grease existait avant le voyage, mais que les paroles étaient un produit du studio. Quelles sont d’autres idées qui ont directement résulté de cet environnement ?

Jim Jones : Il y en a eu beaucoup. J’avais fait des démos de mon côté, j’avais des grooves et des morceaux de chansons en tête, mais l’opportunité même d’aller à Memphis a eu une influence sur ce que nous écrivions. L’idée de Gimme The Grease est partie de mes conversations avec le représentant du label, à qui je décrivais ce que je voulais capter de l’endroit où nous nous sommes rendus. C’est quelque chose que l’on entend dans la musique du sud américain, il y a une épaisseur, un grain très particulier.

C’est flagrant sur les productions Stax qui ont ce son très spartiate, beaucoup plus dur et minimaliste que Motown.

Oui, il y a une lourdeur et une humidité dans l’air qui affectent l’environnement, et qu’on ressent dès qu’on se met à bouger. À l’origine, pour la pochette, on pensait carrément à recréer une enseigne de resto familial de poulet au barbecue. (rires)

Ça ferait un super livret.

(rires) Un menu où chaque plat serait une chanson, avec des traces de doigts graisseux dans les coins.

L’album comprend pas moins de trois pistes instrumentales, qui ont chacune un son et un style très distinct. Avez-vous considéré la possibilité de leur écrire des paroles ?

On a manqué de temps pour ça mais il était prévu que Hot Sauce soit une composition instrumentale, de toute façon.

Le groove du morceau est génial. En tant que fan de votre jeu de guitare, ça m’a rappelé Black Moses.

Merci, les inspirations sont effectivement similaires. On retrouve l’influence de la soul mais c’est très lourd, avec beaucoup de groove.

Vous mentionniez la pochette de l’album, dont la version finale représente une panthère. Vous portiez une veste ornée d’un fauve dans le livret de The Savage Heart et une autre lors de votre passage dans l’émission de Steve Jones en 2018. Quel est la valeur de ce symbole ? Est-ce un héritage Stoogien ? Peut-on y voir une sorte de talisman ?

La photo pour The Savage Heart revendiquait totalement le lignage des Stooges, c’est vrai. La pochette du nouvel album a été réalisée par mon vieil ami Paul Pope, un super auteur de bande dessinée. On avait discuté de plusieurs idées, et notamment d’une intérieur de motel, avec un portrait en velours sur un des murs et des icônes religieuses à l’ancienne. On voyait ça dans l’esprit des instantanés du Festin Nu, avec un effet de perspective très fort. Au fil de nos échanges, il m’a montré cette panthère en me disant « Tiens, au fait, j’ai fait ça, aussi. ». Par la suite, il en a réalisé d’autres versions où le corps de l’animal était visible, mais ça n’a jamais été aussi bien que l’originale. C’est parfois en essayant d’améliorer une idée que l’on se rend compte que ce n’est pas possible.

L’image fonctionne parfaitement. Elle a quelque chose d’universel, qui serait aussi puissant en 1953 qu’en 2023.

J’imagine que c’est un archétype du prédateur, de la menace, qui est immédiatement évident. J’ai tout de suite senti que ça collait bien au titre de l’album, qui m’a été inspiré par le représentant du label. Il vient d’Atlanta où les gens utilisent cette expression, « Ain’t no peril ». Au début, je pensais simplement l’utiliser dans une chanson, mais c’est devenu le titre du projet.

C’est presque un mantra d’auto-affirmation, comme une bénédiction déguisée en malédiction ou l’inverse.

Exactement, c’est très ambivalent, beaucoup plus vague que « ain’t no mountain high enough ». Il y a cette utilisation de la double négation, que l’on peut interpréter de deux façons très différentes.

En 2018, lors d’une interview pour la reformation de Thee Hypnotics, vous parliez déjà de votre envie de reprendre Troglodyte, du Jimmy Castor Bunch. Vous êtes finalement passé à l’acte sur Ain’t No Peril et le résultat est terrifiant. Je me demandais comment vous aviez appréhendé cette chanson pour en tirer une version si intense.

On a commencé par essayer de rendre justice à l’originale pour en faire une reprise très fidèle. Puis, en ajoutant les saxophones, c’est devenu notre propre version. Petit à petit, et après l’avoir jouée en concert quelques fois, on a découvert où on voulait emmener la chanson. C’est à ce stade qu’on arrive à entendre quels sont les moments où l’on a envie de se lâcher et ceux où l’on veut reprendre les rênes. L’idée est de proposer un voyage musical qui ne soit pas strictement narratif. Et, bien sûr, la présence de Eugene S. Robinson a aussi eu une influence.

C’était ma question suivante. Comment cette collaboration a-t-elle orienté l’enregistrement ?

Au début, nous n’avions pas précisément décidé qui ferait quoi. Je lui avait suggéré de chanter à ma place, parce que la chanson n’a pas été écrite par un blanc et je me disais que c’était plus logique. Lui n’était pas d’accord.

Vos voix fonctionnent extrêmement bien ensemble. Dans un sens, on entend vos deux versions, puisque vous vous répondez sur les couplets.

Je ne sais pas si tu connais l’histoire des pistes de guitares de Heroes, de David Bowie ?

Oui. Il se trouve que j’ai récemment eu à écrire un article sur le sujet.

Robert Fripp a fait ses guitares en testant plusieurs idées, plusieurs distances d’ampli, mais il n’a pas su choisir la meilleure prise. Tony Visconti a mixé toutes les pistes simultanément et ça a marché. Il y a des irrégularités et des phrases qui se chevauchent mais le mouvement d’ensemble est très organique. C’est ce que nous avons fini par faire avec Eugene. Ma prise vocale n’était qu’une piste témoin pour guider l’enregistrement.

La prise qu’on entend sur la version finale ? C’était une piste de test ??

Oui.

Wow. C’est dingue.

J’avais chanté ça dans un petit micro tout pourri. C’était uniquement pour guider le groupe, fournir un socle et une énergie de base. Et comme ça, Eugene savait directement où placer sa voix. Sa première prise était parfaite mais il a voulu en faire une autre, pour qu’on ait la possibilité de choisir ce qu’on préférait. Au final, j’ai tout gardé. Il y a donc Eugene 1 sur la gauche, Eugene 2 sur la droite, et moi au milieu.

C’est un sacré festival de hurlements.

C’est vrai qu’on aime tous les deux crier, hurler et improviser des phrases. C’était fantastique de le voir à l’œuvre et ça m’a amené vers quelque chose de beaucoup plus libre, décomplexé. Il est possible que ce soit construit, qu’il l’ait cultivé et travaillé, mais ça sonnait de façon très spontanée, vulnérable et débridée. Ça m’a vraiment impressionné et je me suis senti encouragé à adopter la même approche.

Il a aussi participé à Devil’s Kiss, la première chanson de l’album. On ne vous entend pas souvent chanter en falsetto. Est-ce quelque chose que vous avez l’intention de continuer à explorer ?

Absolument. Tout l’intérêt de ce groupe est de pouvoir expérimenter. En concert, on peut piocher des chansons de Thee Hypnotics, The Jim Jones Revue, The Righteous Mind… J’aimerais bien essayer des titres de Black Moses, aussi. Ça fait beaucoup de chansons disponibles.

Je rêverais que Royal Stink soit réédité en cd/vinyle. L’album est fantastique du début à la fin.

C’est drôle, parce que les albums de Black Moses sont passés inaperçu à leur sortie. Enfin, presque. Il y avait quand même des gens pour les écouter et on avait adoré les jouer en concert, mais ils n’ont pas vraiment attiré l’attention.

J’avais huit ans quand le premier est sorti, il me semble. Mais je vous assure que j’adore ces albums, même si c’est sans doute un peu tard…

(rires) Super. J’aime l’idée de pouvoir faire cohabiter différentes facettes de mon parcours musical au sein d’un projet. En plus, l’inclusion des saxophones apporte une nouvelle diversité sur scène et au sein du groupe. Ça nous permet de garder l’esprit très ouvert sur ce qu’il est possible de jouer.

Ça semble être un positionnement artistique très serein, très sain.

Oui, c’est vraiment le cas. Le projet All Stars a progressé de façon très naturelle, et ce dès sa conception.

Vous avez récemment expliqué que The Righteous Mind n’était pas séparé et qu’il était possible que le projet soit un jour « dégelé ». Un de mes éléments préférés de ce groupe, que l’on retrouve dans All Stars, est l’aura surnaturelle de la musique, liée aux croyances spiritistes des années 30, une période qui est aussi celle du Delta blues américain. Était-ce une façon d’éviter de recycler le blues dans une forme trop éculée ?

Je pense que, quoi qu’il arrive, tous mes projets auront une composante issue du blues, puisque que j’ai longtemps écouté ce type de musique. De fait, ça me semble évident. En revanche, cette composante surnaturelle et tribale me permet d’aller chercher d’autres références. J’adore la musique latine et j’ai toujours envie d’incorporer des shakers, des cloches et des percussions dans mes chansons. Je me rappelle quand mes parents ont acheté une platine et que ma petite sœur et moi avons sorti la collection de vinyles de mon père. C’était principalement des disques de sa jeunesse, du rock fifties et sixties. L’un des premiers morceaux à m’avoir véritablement marqué était Summertime Blues, par Eddie Cochran. Je me suis rendu compte que les claps et les rythmes tapés au pied étaient aussi importants que les instruments du groupe. Je n’ai pas la citation exacte en tête mais je crois que c’est Friedrich Nietzsche qui a dit qu’un artiste cherche souvent à reproduire la toute première sensation d’éveil procurée par quelque chose de magique. Pour moi, cette magie est associée à ces albums des années cinquante et soixante, et comprend beaucoup de musique noire. On retrouve des éléments percussifs dans tout cela, que ce soit du rock, du blues ou même dans ce que Santana faisait à ses débuts. Actuellement, je suis fasciné par la musique de la Nouvelle-Orléans, avec ce swing très particulier qui donne irrémédiablement envie de danser.

L’utilisation de la pedal steel dans The Righteous Mind était très singulière. Je n’avais jamais entendu cet instrument joué de cette manière.

Moi non plus, je ne pense pas avoir déjà vu ça ailleurs. J’ai longtemps cherché quelqu’un qui soit compétent pour en jouer de cette façon-là et quand j’ai finalement trouvé un volontaire, il m’a dit « Euh, par contre, je n’ai pas de pedal steel… » Je ne connaissais personne qui en avait à disposition. J’ai fini par aller sur Ebay pour acheter une Sho-Bud d’époque, afin qu’il puisse en jouer avec nous.

En tant que musicien amateur, j’ai souvent l’impression que la musique ne se résume jamais « simplement » à de la musique. Qu’il s’agisse de présentation, d’imagerie, ou même du travail littéraire qui intervient dans l’écriture des paroles, les centres d’intérêt d’un musicien sont susceptibles de se retrouver dans ses chansons. Est-ce le cas pour vous ?

Je pense que nos idées philosophiques sont vouées à intégrer la musique, et la réciproque est probablement vraie également. Il y a des choses qui nous sont enseignées par la musique, qui peuvent être appliquées dans notre monde. Ce que j’ai appris de plus important à ce sujet, c’est que lorsqu’on cherche à atteindre quelque chose, artistiquement, il y a forcément un moment où il faut lâcher prise et se faire confiance, en laissant nos réflexes prendre le relai. On imprime une intention qui chemine jusqu’à un certain point et, à un moment donné, il faut achever le travail, même si cela ne veut pas dire grand-chose. Disons que, si l’on veut qu’une idée éclose et s’épanouisse, il faut pouvoir se convaincre de se faire confiance. Par exemple, si l’on prend le double swing des batteurs de jazz, c’est quelque chose qui ne peut pas sonner naturellement si on se concentre au maximum. Il vaut mieux lâcher prise et faire confiance à son corps. La plupart du temps, il sait quoi faire.

Entrer en transe en se détendant, d’une certaine manière.

Cosmiquement, c’est quand on essaie de tout contrôler qu’on a le plus des chances de se heurter à des murs. Avec ce nouveau groupe, plus on se laisse aller, plus les choses semblent bien se passer. Se battre pour accomplir quelque chose peut nuire au résultat. Parfois, le processus créatif consiste simplement à rester ouvert à une idée. Une attente trop définie peut être une grande source de frustration. Le résultat peut paraître forcé, contraint. C’est en s’ouvrant à l’inspiration qu’on permet à toutes les choses que l’on aime de devenir visibles dans le résultat. Les choses dont on se nourrit, littéralement et figurativement, deviennent perceptibles. Il faut parfois tâtonner, jusqu’à atteindre ce stade très agréable où les idées se concrétisent naturellement.

Avez-vous déjà été surpris par la direction que pouvait prendre une idée ?

Souvent, oui. D’autant plus que, quand on a une idée, on a envie de la préserver. Rick Rubin décrit très bien les bifurcations du processus créatif. Je paraphrase plus ou moins : Parfois, quand on travaille sur une idée, une autre peut s’y ajouter en parallèle et ouvrir un champ de possibilités insoupçonnées. On aura peut-être du mal à amener l’idée originale dans cette direction, parce qu’elle n’était pas prévue par l’intention de base et qu’on a l’impression de ne plus être au bon endroit. Dans ce cas, il faut admettre que l’idée d’origine n’était pas la totalité d’une idée, mais plutôt une clé ou un chemin de miettes de pain menant à un endroit inattendu.

C’est intéressant que vous citiez Rick Rubin, dont j’ai tout récemment écouté le podcast où il interviewait Jack White. Ce dernier parlait du danger de la supposition que toute œuvre contient nécessairement une dimension autobiographique. Quelle est la place de l’expérience personnelle dans le processus d’écriture, pour vous ?

J’ai souvent le réflexe d’explorer des histoires fictives pour les utiliser comme tremplins vers des idées. Mais, même en faisant cela, il faut peupler les récits de personnages qui font appel à du vécu, afin de susciter une vraie réponse émotionnelle. Ceci étant dit, j’admire beaucoup les gens qui peuvent créer de façon totalement construite, comme Ennio Morricone, par exemple. Il y a des choses dans sa musique qui peuvent nous émouvoir aux larmes. On se dit « c’est incroyable d’avoir écrit cette mélodie ! » et pourtant tout est intentionnel. C’était un maître de l’harmonie. Il savait comment capter l’attention avec un motif tout en triturant la mécanique en arrière-plan. Il tirait totalement les ficelles et tout était calculé. Il ne faisait rien par accident. Il savait parfaitement qu’en manipulant les bons intervalles, cela aurait un effet sur l’auditeur, comme une équation mathématique. Leonard Bernstein disait que la plupart des humains se plaignent dans le même registre harmonique, quelle que soit leur langue. Les gens font « ohhh… », et c’est pareil quand on se moque de quelqu’un, on fera « na na na na-naaah ! ». Ce sont des mélodies émotionnelles de la vie humaine. J’imagine que les grands compositeurs comprennent cela et savent l’utiliser à bon escient. C’est quelque chose qui m’impressionne énormément.

Par le passé, vous avez utilisé le terme « roleplaying » pour désigner les lieux communs d’un certain genre de musique rock. Naturellement, cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à ses influences. Selon vous, quelle est la meilleure manière d’équilibrer héritage, mythologie, aspirations et inspirations pour trouver sa propre voix ?

J’aurais du mal à expliquer ce que je ferais à la place d’autrui mais, à titre personnel, je maintiens une sorte de vigilance constante. J’ai besoin de m’assurer que je ne joue pas un rôle pour me conformer à un stéréotype. Nous avons tous des silhouettes tribales, des archétypes que nous aimons enfiler et des lignages dans lesquels nous avons envie de nous inscrire. Mais une fois que c’est fait, il est important d’aller de l’avant, de se ménager de l’espace pour découvrir sa propre voix. C’est difficile, bien sûr, parce que c’est lié à l’importance de l’idée originale, encore une fois. « L’idée c’était ça, et là, c’est autre chose. » Parfois, ça signifie que l’on est tout près de quelque chose de magnifique. C’est peut-être le signe avant-coureur de quelque chose de très grand.

Je suis régulièrement interpellé par l’ironie qui parcourt vos textes. The Princess And The Frog, par exemple, évoque presque la satire de Robert Crumb, et Troglodyte s’inscrit dans une veine similaire pour évoquer des questions de sexualité.

Quand une chanson est simple, il vaut souvent mieux lui associer des idées simples pour raconter une histoire simple. À l’inverse, plus nous jouons Troglodyte, plus je prends conscience de sa complexité. Ses facettes sont multiples, ça n’est pas une simple histoire de coup de gourdin. Le simple fait que la femme, initialement présentée dans une position de faiblesse, a soudain la possibilité littérale d’écraser l’homme, prouve bien cela. Plus largement, j’aime l’idée que cette chanson raconte quelque chose sur la danse et la communication. Peut-être qu’il ne s’agit pas d’une simple histoire de baise, même si c’est effectivement la lecture la plus évidente.

Propos recueillis par Mattias Frances le 25 novembre 2023.

Remerciements à Michel Pampelune, Jim Jones et aux membres de Jim Jones All Stars.

Ain’t No Peril est sorti le vendredi 29 septembre.