Tempête – J.M.G. Le Clézio

TempeteAvec Tempête Jean-Marie Gustave Le Clézio justifie amplement le prix Nobel de littérature qui lui aura été attribué en 2008 en tant qu' »écrivain de nouveaux départs, de l’aventure poétique et de l’extase sensuelle, explorateur d’une humanité au-delà  et en dessous de la civilisation régnante. » Car Tempête évoque des existences aux parcours chaotiques, torturées, marginales, en proie à  des ruptures décisives, dans des îles et des contrées lointaines, en Corée ou au Ghana.

En réalité, ce nouvel ouvrage de Le Clézio devait s’appeler Deux novellas. Cette indication n’en demeure plus que le sous-titre actuel, et nous avertit donc de la véritable forme littéraire abordée ici par Le Clézio : la « novella » c’est-à -dire une longue nouvelle unissant, d’après l’éditeur, « les lieux, l’action et le ton ». Dès lors, nous nous trouvons confrontés à  deux histoires distinctes, Tempête et Une femme sans identité dont les thématiques et les problématiques existentielles les lient toutefois l’une à  l’autre.

D.’une part, Tempête relate la rencontre de June et de Philip Kyo sur l’île coréenne d’Udo, dans la mer du Japon. June est une adolescente de treize ans vivant avec sa mère, pêcheuse d’ormeaux, ignorant l’identité de son père. Elle pense qu’il était un soldat noir américain qui aura eu une liaison avec sa mère avant de mourir au combat ou de l’abandonner. Elle s’éprend de Philip Kyo, dont le nom fait évidemment référence au héros de la Condition Humaine de Malraux, qui a quarante-cinq ans de plus qu’elle. Kyo est un ancien reporter de guerre américain rongé par la culpabilité d’avoir assisté passivement à  un viol à  Hué, lors de la guerre du Vietnam, et d’avoir été condamné à  six ans de prison pour complicité. Il demeure un homme taciturne, fuyant les autochtones aussi bien que les touristes, qui s’est réfugié sur cette île perdue, là  où il avait rencontré il y a trente ans de cela Mary, dont il était éperdument amoureux, et qui aura disparue en mer lors d’une baignade.

Dans ce récit à  deux voix, chaque chapitre présente successivement le point de vue de l’un de nos protagonistes. A l’amertume de Philip Kyo succède ainsi la naïveté troublante de la jeune June. La mer, omniprésente, est l’objet de toutes les attentions. C’est par là  que les bateaux de touristes arrivent, par là  que June rêvera un jour de s’évader pour changer de vie. C’est là  où la mère de June et toutes les femmes partent pêcher en apnée, au péril de leur vie, pour ramener quelques paniers d’ormeaux ; et c’est d’ailleurs là  où Mary, l’amoureuse de Kyo, s’était noyée. C.’est face à  la mer que Kyo passe son temps, soit à  ruminer son passé, en quête d’un sens à  prêter à  son existence, soit à  pêcher avec la petite June depuis les rochers ou à  s’amuser avec elle sur la plage.

La mer apparait finalement comme la matrice de toute existence. Elle symbolise à  la fois la naissance et la fin de la vie, la disparition, l’engloutissement, le néant. Et la tempête que Philip Kyo semble attendre impatiemment chaque jour sera là  pour le laver de sa culpabilité, de ses souvenirs et de ses crimes, comme si l’eau de mer et les trombes des orages pouvaient agir comme de grandes essoreuses et le libérer définitivement du poids de son passé.
Mais si un destin semble se clore, ou du moins se résoudre, un autre s’ouvre devant nos yeux : celui de la merveilleuse June, dont la voix nous parvient comme dans un conte. A l’image de Philip Kyo, sa fraîcheur, sa détermination et sa sensibilité nous revigorent, alors qu’elle quitte douloureusement le monde des enfants pour se confronter à  la vie d’adulte, à  ses tensions, à  ses jalousies, et à  son indéfectible cruauté.

D.’autre part, Une femme sans identité nous rapporte aussi le cruel parcours de Rachel, jeune fille élevée à  Takoradi au Ghana, avec sa demi-soeur adorée Abigaîl, par son père Derek Badou et sa belle-mère qu’elle surnomme Chenaz. Ainsi, certains thèmes ou épisodes évoqués par Le Clézio, ne sont pas sans rappeler ceux de Tempête : la quête de soi et de son identité, la fin de l’enfance, le fardeau du passé, la solitude et l’incompréhension, le viol, la rébellion, la désobéissance et la colère, l’errance, les paysages exotiques des îles ou des colonies.

Rachel découvre à  huit ans, en écoutant aux portes, qu’elle est orpheline de mère. Dès lors, le sentiment d’exclusion qu’elle ressent par rapport au reste de sa famille ne va faire qu’accroître et gagner finalement toutes les dimensions de sa vie. La famille est ruinée, les guerres d’indépendance éclatent en Afrique. La famille Badou se réfugie alors à  Paris, mais les parents divorcent et se séparent. Derek devient cuisiner en Belgique et Rachel reste vivre au Kremlin-Bicêtre, en banlieue parisienne, avec Abigaïl et sa belle-mère qui la hait plus que jamais, et les délaisse toutes deux pour aménager à  Neuilly avec son nouvel amant.

Une longue décente aux enfers se dessine alors pour Rachel. En migrant vers la France elle découvre qu’elle n’a pas de véritable nom et que ses papiers ne sont pas à  jour. Elle demeure donc sans identité, sans papier et bascule dans la marginalité, errant dans Paris comme une vagabonde, se considérant comme « la fille du démon » : « Ma mère m’a porté dans son ventre au bord de la mer, j’ai entendu le bruit des vagues. Je ne portais pas encore le mal puisque je n’étais pas née. Je flottais dans le ventre étroit, et ma mère me maudissait car j’appuyais sur sa vessie, sur ses poumons. Elle vomissait, elle me maudissait. Si elle avait pu me vomir par la bouche, elle aurait été libérée. J’étais l’enfant du mal. »

L’humour et la vivacité d’esprit qui la caractérisaient se transforment en une terrible amertume, en une colère folle qui l’amènera à  envisager le pire – à  moins qu’elle ne retrouve enfin les forces pour recommencer une autre vie et se ressaisir ainsi de sa propre histoire.

François Salmeron

Tempête
roman français de J.M.G Le Clézio
Editions Gallimard
240 pages, 19,50 Euros
Sortie : 27 mars 2014