La collection « Ecoutez le cinéma ! » a 20 ans : interview avec son créateur, Stéphane Lerouge

« Ecoutez le cinéma ! » fête 20 ans. Cette collection née de la passion de Stéphane Lerouge pour la musique de film a permis à ce jour la réédition de nombreuses BO cultes ou oubliées. A l’occasion de cet anniversaire, Fred Pallem (dont le travail est abondamment nourri de musique de films) est allé interviewer celui qui n’a aucun lien de parenté avec Rackham Lerouge.

Stephane Lerouge
Stéphane Lerouge © Photo : Jérémie Imbert

Avant la collection Ecoutez le cinéma !, les albums de bandes originales des grands compositeurs de la musique à l’image étaient rares, voir même jamais édités. Souvent pressés à très peu d’exemplaires, prisés par les collectionneurs, puis par les disc-jockeys en quête du sample ultime, ces “soundtracks” sont en fait bien plus que la musique qui accompagne le film : on peut les écouter aussi sans les images. Elles constituent finalement des vrais albums d’auteur, ceux de François de Roubaix, Michel Magne, Ennio Morricone, Francis Lai, Pierre Jansen, Philippe Sarde, Maurice Jarre, Michel Legrand et tant d’autres légendes de la B.O.F, que Stéphane Lerouge le génial concepteur de cette indispensable collection, a minutieusement restauré, ou exhumé comme un archéologue, pour les faire découvrir au grand public.

« La musique de film des années 60-70 était un continent englouti. Il y avait une mémoire à réinventer, à réactiver. »

Fred Pallem : Cher Stéphane, comment est née cette collection et qui en a eu l’idée ?

Tout est parti d’un séance en studio, celle d’un album de Michel Legrand avec Stéphane Grappelli en 1996. Legrand m’y avait convié et j’y ai rencontré Daniel Richard, responsable d’Universal Jazz, sorte de clone mutant entre Bruce Willis et CharlElie Couture. Avec Daniel, ancien disquaire chez Lido Musique sur les Champs-Elysées, on a aussitôt évoqué toutes ces bandes originales désormais introuvables… et qu’il avait autrefois vendues en 33 tours. Ses clients s’appelaient d’ailleurs Bertrand Tavernier, Jean-Pierre Marielle, Alain Corneau ou Philippe Sarde. En 1996, Daniel avait conscience que, en étant diffusé en télévision, des films comme Plein soleil, Pierrot le fou, Ne nous fâchons pas ou Coup de torchon créaient sur leur musique une demande qui ne pouvait plus être satisfaite. Les vinyles originaux, publiés à la sortie des films, étaient devenus des « Graals » du microsillon. Par exemple, la seule évocation du 45 tours promo de La Horse, tiré à 150 exemplaires, mettait en feu les collectionneurs complétistes de Vannier et Gainsbourg ! Bref, la musique de film des années 60-70 était un continent englouti. Il y avait une mémoire à réinventer, à réactiver.

En 2000, quand Polygram est devenu Universal, le catalogue de bandes originales était tel que Daniel m’a proposé qu’on créée ensemble une collection pour remédier à ce manque, pour combler ce vide. C’est lui qui a constitué l’équipe (les graphistes, les juristes, les ingénieurs du son mastering), c’est moi qui ait trouvé le nom générique Ecoutez le cinéma !. Les premiers albums ont été consacrés à Antoine Duhamel, à la collaboration Sarde-Sautet, au doublé Demarsan-Melville (L’Armée des ombres / Le Cercle rouge). C’était à l’automne-hiver 2000-2001. Personne ne pouvait imaginer que, vingt ans plus tard, la collection continuerait de se développer.

« Je vivais le magnéto cassette collé contre le haut-parleur du poste télé Radiola, pour continuer à m’immerger dans ces films et séries après leur diffusion, grâce à la musique. »

Tout le monde connaît ton nom. Personnellement, j’ai même cru a un pseudo inspiré de Tintin. Peux-tu nous parler de ton parcours avant la conception de cette collection ?

Tu ne crois pas si bien dire : mon père, quand j’avais sept ans, m’avait fait croire que nous étions des descendants du Rackham d’Hergé ! Sinon mes jeunes années ont du ressembler aux tiennes. J’étais un enfant de la télévision et du cinéma des années 60-70. A une époque d’avant Internet, la musique était le seul moyen de prolonger le plaisir du film. Avec une double passion, symétrique, pour le cinéma et la musique, la musique de film m’apparaissait comme une synthèse, une jointure, un croisement idéal. Je vivais le magnéto cassette collé contre le haut-parleur du poste télé Radiola, pour continuer à m’immerger dans ces films et séries après leur diffusion, grâce à la musique. Je vénérais les indicatifs FR3 de Francis Lai, celui de Monsieur Cinéma par Gérard Calvi, les génériques de Cosmos 1999 ou Vidocq (sublime Jacques Loussier), les réorchestrations du thème des Brigades du Tigre par Claude Bolling au fur et à mesure de l’avancée des saisons, certaines bandes originales comme La Folie des grandeurs ou La Scoumoune… L’étape suivante, vers douze ans, a été de dégoter des vinyles devenus rares, comme les anthologies François de Roubaix, Michel Magne ou Georges Delerue chez Barclay. Puis, en lycée, Bertrand Tavernier est venu animer un week-end complet. Il nous a asséné : « Ne vous contentez pas de regarder les films, écoutez-les ! » Ce que j’ai fait le soir même, avec la projection du Juge et l’assassin… Tout cela forme une constellation d’émotions fondatrices. On les a tous vécues, à des générations différentes. A ma première rencontre avec John Barry, il m’a raconté l’électrochoc visuel et musical qu’il avait ressenti devant un Mickey en noir et blanc, vers 1937. Je lui ai avoué avoir eu la même révélation devant son générique télé des Grands mystères d’Orson Welles, avec son thème hypnotique dérivé d’Amicalement vôtre. Comme un jeu de poupées russes. Entre son expérience et la mienne, il y avait juste… quarante ans d’écart. Mais le sentiment d’ensorcellement était identique.

Tu as rencontré à peu près tous les grands compositeurs, ou leurs héritier(e)s, même si le choix est difficile, quel est celui qui tient une place particulière pour toi ? Plusieurs choix possibles bien sûr…

Paradoxalement, je pense d’abord à ceux que j’aurais tant voulu connaître, François de Roubaix et Michel Magne. Tellement de questions à leur poser sur la confection de partitions dont la modernité est intacte aujourd’hui… Il y a aussi le souvenir de deux rencontres trop fugaces avec Georges Delerue… Dans l’autre sens, je mesure ma chance d’avoir pu côtoyer des grands compositeurs de l’ancien monde, comme René Cloërec ou Paul Misraki, d’avoir réalisé avec Quincy Jones la première anthologie XXL sur ses bandes originales, d’avoir prolongé sous forme de livres l’aventure avec Michel Legrand et Antoine Duhamel. Les séances à quatre mains avec Michel ont été souvent drolatiques, parfois tumultueuses, mais toujours exaltantes. Il y a forcément une forme de spleen de voir s’éloigner cette génération d’un certain « âge d’or » de la musique au cinéma. Jarre, Duhamel, Barry, Lai, Legrand, Bolling… Le dernier rendez-vous avec Ennio Morricone, chez lui en avril 2019, a été le plus fracassant. C’était pour lui soumettre la conception du coffret Universal 18 CD. Aucune pression d’attachée de presse, il avait du temps, il souriait, parfois même il se marrait, contre toute attente… C’était un moment magique, hors du temps. Fréquenter ces monstres sacrés m’a amené à plusieurs constats : d’abord, les créateurs ne sont pas forcément les meilleurs juges de leur propre œuvre. Ensuite, chacun a son propre fonctionnement, son mode d’emploi, sa part solaire et ses fêlures. Enfin, il y a parfois un contraste, pour ne pas dire un Grand Canyon, entre l’artiste et sa musique. Mon admiration pour une écriture inventive, généreuse, à la mélancolie souriante a été douchée par le matérialisme forcené et obsessionnel de son compositeur. Une telle dichotomie m’a beaucoup fait réfléchir… Saint-John Perse écrivait : « Il ne faut pas confondre l’homme qui a écrit l’œuvre avec l’homme imaginaire auquel l’œuvre fait penser. »

« L’urgence est à éduquer les cinéastes en devenir, leur apprendre à oser confronter leurs images à des compositeurs de leur génération. »

La façon de composer la musique d’un film a radicalement changé depuis la mort de l’analogique. Aujourd’hui, elle passe en dernier plan, alors qu’elle est avec la réalisation et le texte, le seul poste qui relève du droit d’auteur. Sauf quelques rares exceptions, elle se retrouve à jouer le rôle du sound design, et les thématiques tant prisées auparavant, sont le plus souvent proscrites. Penses-tu comme Michel Legrand (et sans langue de bois) qu’il n’y a plus de vrais compositeurs de cinéma aujourd’hui ?

Pour te prouver le contraire, m’en voudras-tu si je cite Fred Pallem ? Et Bertrand Burgalat, Philippe RombiMathieu Lamboley, Pierre Adenot, Emmanuel d’Orlando, Anne-Sophie Versnaeyen… J’en zappe au passage. Ce qui manque, ce ne sont pas les forces vives, c’est surtout l’espace qu’on leur attribue. Trop de cinéastes ont tendance à plaquer mécaniquement leur playlist Spotify ou Deezer sur leurs images… en croyant naïvement que ça va fonctionner. La synchronisation, c’est-à-dire l’achat de titres pré-existants, n’est pas condamnable en soi. Ce qui est tragique, c’est que ça tend à devenir la norme. Personnellement, je préfère la création au recyclage… Il y a aussi les metteurs en scène qui poussent le compositeur à « décalcomanier » les musiques dites « temporaires », ce qui créée, selon le mot de Bruno Coulais, un « nouvel académisme ». Bref, l’urgence est à éduquer les cinéastes en devenir, leur apprendre à oser confronter leurs images à des compositeurs de leur génération. Il y a néanmoins de l’espoir : réfractaire historique aux musiques originales sur ses propres films, Tarantino a fini par confier ses Huit salopards à Morricone. Et comme l’affirme Xavier Beauvois, autre irréductible repenti, « Michel Legrand m’a finalement débloqué le cerveau sur la musique. » La cause n’est donc pas perdue… Toutefois, je voudrais bien qu’un tribunal convoque les pignoufs qui montent tous les films-annonces de comédies françaises sur deux ou trois sempiternels titres rhythm’n blues interchangeables. Quel sentiment d’uniformisation… Rendez-nous Vladimir Cosma !

 

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Michel Legrand © Photo Stéphane Lerouge © Photo

Dans la collection Ecoutez le cinéma !, il y a des rééditions, mais aussi des bandes inédites. Quelles sont tes plus belles découvertes ?

Il ne faudrait pas tomber dans l’énumération… Mais je pourrais citer les séances de travail entre Legrand et Demy sur Les Demoiselles de Rochefort, enregistrées sur de petites cassettes audio Philips. Ça donnait l’impression de revivre en temps réel tout un parcours de création… Dans les archives de Maurice Jarre, c’était ahurissant d’écouter, après sa disparition, ses séances de spotting à la table de montage avec ses cinéastes. Il tenait, au moment à l’écriture, à pouvoir si nécessaire réécouter les indications du metteur en scène. Donc, il enregistrait tout. Dans une boîte à chaussure, en haut d’une étagère de son bureau, il y avait des dizaines de cassettes où Maurice dialoguait avec John Huston, Hitchcock, Cimino, Eastwood. Il faudrait aussi citer la découverte des musiques composées par Michel Legrand pour Le Cercle rouge ou La Rose et le flèche, et finalement remplacées, les maquettes de Georges Delerue pour Playtime de Tati… La traque pour localiser la bande de l’album The Concert John Barry, mal archivée… dans un hangar de Tokyo chez Universal Japon. Le hasard qui m’a fait tomber sur les bandes studio complètes de Plein soleil de Nino Rota. Dans les archives Magne, on a retrouvé la seule bande survivante de l’incendie du château d’Hérouville, celle du Barbarella de Roger Vadim et violemment rejetée par la Paramount. Il y avait une renversante Bossa de l’espace, mais c’était uniquement un playback, c’est-à-dire le thème sans ligne de chant… Jean-Claude Petit, qui avait travaillé comme arrangeur sur la musique de Barbarella, a accepté de réimaginer une mélodie d’après la trame harmonique du playback, quarante ans plus tard. Il a joué le thème au piano, par-dessus l’orchestre de 1967. Une sorte de surimpression magique passé-présent. Enfin, il faut mentionner Jean-Claude Vannier / Gainsbourg, avec la musique des Chemins de Katmandou d’André Cayatte, un des sommets du binôme, coincé entre La Horse et Melody Nelson. L’unique bande rescapée avait été oubliée dans une valise, au sommet d’une armoire, chez l’ancien copiste de Vannier… Sa découverte a eu lieu in extremis, cinq jours avant l’envoi en fabrication du coffret 5 CD Le Cinéma de Serge Gainsbourg.

Le design de la collection est toujours très classe, les notes de pochettes extrêmement fouillées, je sais que tu attaches beaucoup d’importance à cela également. Peux-tu nous parler de ton travail avec le graphiste Jérôme Witz ?

Ecoutez le cinéma !, c’est d’abord un travail d’équipe, totalement collégial. Le travail du mastering est déterminant, le juridique également, surtout sur des projets culminant à 20 CDs. Ca ressemble à une course d’obstacles, à un parcours du combattant. Et, effectivement, il y a l’identité visuelle de la collection, son logo, créés par Jérôme Witz et Gilles Guerlet. Leur talent objectif, c’est d’avoir su transcender un matériel icono pas toujours fracassant. Les affiches des films des années soixante-dix ne sont pas forcément des sommets esthétiques ! En règle générale, j’effectue une première sélection d’images, puis je laisse Jérôme phosphorer, élaborer librement des propositions. Parfois, le visuel surgit aussi sec, comme une évidence (l’album noir Godard, Histoire(s) de musiques), parfois on rame (le placement de la typo et le choix de la photo ont été assez fastidieux sur le second Cinéma de Serge Gainsbourg). Pour les textes, c’est un aspect du travail que j’adore : faire parler les créateurs, les amener à donner des clés pour mieux appréhender, sinon comprendre le contenu musical de l’album. Que d’heures euphoriques à écouter Claude Chabrol, Costa-Gavras, Schifrin, Legrand, Tavernier, Alain Goraguer, Sydney Pollack, Polnareff, Michel Colombier, Bertolucci, Howard Shore… C’est d’ailleurs pour cette somme rédactionnelle que l’on a conçu le livre-disque des vingt ans, sur une idée de Damien de Clerck : c’est-à-dire partir de l’écrit, réunir dans un même objet une sélection d’interviews publiées de façon disparate, au fil de la collection, dans des albums disséminés. Replonger dans ces témoignages m’a presque collé le vertige. Vingt ans déjà… Comme un premier regard dans le rétroviseur…

 

Ennio Morricone musiques de films 1964-2015
© Universal Music France

Les gens qui te connaissent savent que tu est le champion du canular. Peux-tu nous raconter une de tes blagues légendaires ?

Les soirs d’insomnie, je compte mes victimes : Bertrand Burgalat, Jean-Paul Rappeneau, Michel Legrand, Francis Veber, Philippe Rombi, Jean-Claude Vannier, Bruno Podalydès… L’une de mes proies favorites est Pierre Richard : au téléphone, un enfant de quatre ans parviendrait à lui faire croire qu’il est Jean Castex. En avril dernier, pendant le premier confinement, son voisin lui donnait accès à son jardinet de douze mètres carré, afin qu’il lise Libération au soleil. Je l’ai appelé en me faisant passer pour la Préfecture de police : « Mr Richard, on a eu la détection du drone en observation sur le secteur Passy. Vous avez passé soixante-sept minutes à l’extérieur… alors que le décret du 12 mars n’autorise que soixante minutes. » Il a aussitôt implosé : « Mais c’est un jardin privé ! »« Certes, mais peu importe la nature du jardin, privé ou public, c’est la durée qui compte. Je suis obligé de vous verbaliser pour les sept minutes de dépassement ! » … « C’est combien ?« … « 748 euros, le double si vous ne réglez pas dans les quarante-huit heures via le site de la Préfecture »  … « C’est un scandale ! Vous ne bronchez pas face aux gens qui se promènent dans la rue sans masque… et moi, je dois trinquer pour sept minutes dans un jardin privé ! »« Ce n’est pas parce que vous avez tourné dans La Course à l’échalote que vous êtes au-dessus des lois. Dans les images du drone, ce qui nous a le plus surpris, ce sont vos lectures gauchisantes ! »« Stop, monsieur, c’est une atteinte à la vie privée ! »… Et il m’a raccroché au nez ! Je l’ai aussitôt rappelé, il a explosé de rire, m’a traité de tous les noms… et a économisé 748 euros !

Les parutions des albums simples de la collection se sont arrêtés et maintenant, les coffrets d’anthologies et raretés se succèdent, et sont toujours aussi passionnantes. On aimerait que cela ne s’arrête jamais. Va-t-il y avoir une fin ? Est-ce que la source va se tarir un jour ?

Melville le dernier samourai

Comment te répondre ? Je ne suis pas le fils caché d’Elisabeth Tessier et Paco Rabanne ! Un simple constat : il y a encore trois-quatre ans, personne n’aurait pu imaginer l’essor que prendrait le marché du vinyle. Moi, ça m’amuse énormément de concevoir des néo-33 tours qui prennent la place des CD qui, eux-mêmes, avaient pris la place des 33 tours. L’écoute est différente, plus attentive, plus concentrée. Quelle jubilation d’élaborer l’an passé le vinyle de Melville le dernier samouraï, formidable documentaire mis en musique par Eric Demarsan. Cette bande originale est juste sortie en double format, digital et 33 tours. Idem pour Le Samouraï dont nous avions retrouvé la bande montée, préparée par de Roubaix, pour un 33 tours Philips qui n’est finalement pas sorti en 1967. On lui a rendu justice en le publiant en 2018… plus d’un demi-siècle plus tard. Non, je crois qu’il reste et restera toujours des trésors à exhumer. Un récent inventaire a fait ressurgir une BO de Gainsbourg que je pensais évanouie… Mon rêve serait aussi de dénicher la mythique partition de John Lewis pour Le Deuxième souffle, refusée par Melville. Dans ce cas, ça relève presque du fantasme. Certes, tout a une fin, rien ne dure pour l’éternité. Mais, pour l’instant, il faut continuer à rêver en avant.

Interview réalisée par Fred Pallem

 

écoutez le cinéma
© Universal Music France