Nos 50 albums préférés des années 70 : 20. Roxy Music – Stranded (1973)

Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70 (si si, c’est le cas aujourd’hui), mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : Stranded, majestueuse troisième étape de l’odyssée Roxy Music !

Roxy Music 1973
Roxy Music in AVRO’s TopPop – décembre 1973 (Source : Commons Wikimedia)

Lorsque, durant ma tendre enfance, je parcourais la collection de vinyles de mes parents, les albums de Roxy Music généraient un ressenti très particulier. Pas d’archétype guitar-héroïque suant, pas d’artwork punk à tête de mort, pas de groupe en jean et perfecto devant un mur. Aussi, même si le mot music était en évidence dans le carré, je ne pouvais m’empêcher d’en douter. Étant à l’époque trop jeune pour être émoustillé par les poses des modèles féminins, je les assimilais à des images de cinéma, de magazines de mode, ou aux affiches glossées que l’on trouve aux murs des salons de coiffures. Bref, je me trompais, même s’il est exact que la composante cinématique fait partie du sujet. La première phase discographique de Roxy Music est une forme de perfection colorimétrique. Le blanc du premier album éponyme, le noir de For Your Pleasure avec Amanda Lear et sa panthère en laisse sur fond de Vegas noctambule, et Bryan Ferry en chauffeur au verso. Le vert (ou orange, suivant votre sensibilité anatomique) de Country Life, suggérant une déviance bourgeoise surprise dans les feux d’une voiture. Le bleu du bien-nommé Siren, avec Jerry Hall en queue de poisson. Et, donc, Stranded, auquel correspond le rouge déchiré de la robe de Marilyn Cole, dont la chevelure pailletée se perd dans la jungle suggérée par le titre et le cadre. Roxy Music fait partie de ces groupes dont les trois (voire quatre) premiers opus sont des chefs-d’œuvre à peu près équivalents. Comme le Velvet Underground ou Led Zeppelin, deux références entre lesquelles le groupe de Bryan Ferry n’a pas usurpé sa place. Coïncidence amusante, mes chouchous personnels sont systématiquement les numéros trois.

Stranded coverDans le cas de Stranded, les dynamiques internes sont similaires à ce que le Velvet Underground avait connu pour son troisième album. Entre Ferry et Eno, il ne pouvait en rester qu’un, et ce fut Bryan avec un y. Certains diront que Roxy était son groupe, tout comme le Velvet était celui de Lou Reed, et peut-être même davantage. Brian Eno, le John Cale de Roxy, sera donc remplacé par Eddie Jobson, comme Cale par Doug Yule. Le changement est de taille. Eno, génie sonique, s’est toujours targué de ne pas être instrumentiste. Jobson est un claviériste et violoniste chevronné en dépit de ses dix-huit ans. Outre la pression de succéder à l’aura androgyne d’Eno sur scène, il récupère toutes les parties de piano, Ferry ayant décidé de se libérer du tabouret pour devenir un frontman plus dynamique. Stranded sera mis en boîte en septembre 1973 aux studios AIR de Londres, et amorce une démocratisation du processus d’écriture. Là où tous les titres des deux albums précédents étaient signés exclusivement par Bryan Ferry, Phil Manzanera et Andy Mackay ont ici droit à un co-crédit chacun. Huit titres, quarante-et-une minutes, le tout produit par Chris Thomas, qui avait mixé Abbey Road pour les Beatles et s’occupera plus tard du Nevermind The Bollocks des Pistols.

Sous ses airs de Re-Make/Re-Model remodelé, Street Life est une petite merveille de chaos organisé. Pour son effet d’introduction, le groupe tente initialement de faire pendre un micro à la fenêtre du studio pour véritablement capter le bruit de la rue, mais n’en tire rien de probant. Le plan de rechange sera donc un enregistrement de marché marocain. Les synthés de Jobson klaxonnent plus fort que n’importe quelle vraie voiture, le génial Paul Thompson chauffe son charleston, abat un break iconique dont il a le secret, et c’est parti. Une superbe démonstration de cette faculté Roxyesque à débouler dans les enceintes comme un parfait engin pop urbain, avec une gouaille que seul Blondie pourra prétendre avoir approchée par la suite. En bon élève du pop art (il a étudié auprès de Richard Hamilton dans le département des arts de l’université de Newcastle), Ferry débite des paroles sur le chocolat. Sur son flanc droit s’ébat un oiseau rare. Manzanera est un guitariste dont la vaillance impressionniste ne connaît pas le relâchement, capable de sophistiquer le moindre accord sans jamais paraître vainement démonstratif.

Sûr de ses appuis, Roxy Mark 2 enchaîne directement avec une ballade, Just Like You, qui fait la part belle au falsetto cabriolant de Ferry. Les accords au piano en feraient presque un successeur de Ladytron où les bidouillages synthétique d’Eno seraient supplantés par un très beau solo de guitare. La modulation finale, cinématique en diable, ne permettrait pas d’anticiper ce qui va suivre. Amazona, co-signée par Manzanera, alterne couplets funky et refrains glam hautement dramatiques, avant un pont bruitiste où tout part en vrille jusqu’à doubler le tempo, avant de retomber sur un couplet tronqué en fin. Le titre qui suit, Psalm, est, de l’aveu même de Bryan Ferry, l’une de ses chansons les plus anciennes. Les références religieuses qui parsèment le texte constituent l’un des premiers exemples d’écriture ouvertement spirituelle de la part du dandy anglais, qui se dépeint en train d’essayer la foi comme on passe un nouvel habit ou un nouveau sourire face à un miroir. Le saxophone de Mackay carillonne à mesure que l’extase mystique semble s’approcher, mais le fade-out nous prive d’un point culminant aux huit minutes totales. La plus longue composition de l’album est immédiatement suivie par la plus courte : Serenade. Une cadence glam rock arty où la Firebird de Manzanera luit comme du chrome sur les accords de piano, où Mackay est passé au hautbois et Thompson fait swinguer l’ensemble avec la majesté qu’on lui connaît.

En parlant de majesté, justement, Song For Europe est un cas d’école. Ferry s’y représente à la table d’un café parisien, méditant sur la perte d’un amour en anglais, en latin et en français. Son accent grandiloquent ajoute un charme au climax d’une composition qui rivalise dangereusement avec In Every Dream Home A Heartache, immortel monument de l’album précédent. Après pareil spectacle, l’auditeur pourrait supposer avoir reçu la pièce maîtresse de Stranded, carton de fin et générique technicoloré à l’appui. C’est à cet instant que Mother Of Pearl fait son entrée, avec un slide de guitare sur une levée de caisse claire, propulsant un tempo rageur et riffé, avant de subitement tirer le tapis vers un piano en trois accords pour cinq minutes de grâce art rock absolue. Parolier sublime, Ferry brasse un lexique philosophico-rococo où se mêlent imagerie arthurienne, terminologie nietzschéenne, vignettes pastorales et miroirs renfermant des mondes engloutis. Mother Of Pearl, une chanson à la fois labyrinthe et laboratoire, où la basse de John Gustafson est quasiment une seconde ligne de chant avant qu’un marimba ne lui vole la vedette, où des claps ponctuent la mention de Zarathoustra et des castagnettes suivent le mot favorita. Si je ne devais écouter qu’une seule chanson pour le reste de mon existence, ce serait très probablement celle que je choisirais. Il fallait une séquence finale à la hauteur de ce qui a précédé, et Sunset relève le défi au piano, avec une mélancolie très « septième art ». Ferry croone comme si Elvis se rêvait en vampire de cabaret, comme si Bogart se fardait en Pierrot pour l’avant-garde glam de 1973.

Une année durant laquelle Roxy Music, malgré le titre de ce troisième opus, était tout sauf égaré. La preuve ? Stranded est l’album que Brian Eno dit préférer dans leur discographie. Je me garderai soigneusement de le contredire. Si un jour je dois me perdre dans la jungle comme Marilyn, j’espère avoir ce disque dans mes bagages.

Mattias Frances

Roxy Music – Stranded
Label : Island / Atco
Date de sortie : 1er novembre 1973

 

2 thoughts on “Nos 50 albums préférés des années 70 : 20. Roxy Music – Stranded (1973)

  1. Morrissey a (mal) repris Street Life. Il n’y a donc pas qu’Eno pour partager ta préférence pour Stranded qui est aussi la mienne. L’album est mon Roxy favori parce qu’il garde la dimension expérimentale des deux coups d’éclat avec Eno en y ajoutant un côté plus pop. Et pour A Song for Europe dont la première écoute m’a bouleversé, avec sa partie en français au texte proche dans l’esprit de ce que Jarre écrivait à l’époque pour Christophe. Fassbinder a utilisé le morceau dans un de ses meilleurs films: L’Année des 13 lunes, dans lequel le morceau habille l’errance dans une salle d’arcades d’un personnage au fond du fond du désespoir, le cinéaste jouant sur le contraste entre le côté aérien du morceau et les bruits des consoles et des machines à sous. https://www.youtube.com/watch?v=ppb07x0yVsk

  2. @Ordell Robbie
    Ouais, je ne suis pas fan de la version live (je ne crois pas qu’il l’ait enregistrée en studio ?) de Morrissey, moi non plus. Je dirais même que la reprise en gros hard rock par Def Leppard est plus vivace, quitte à tenter quelque chose d’un peu sacrilège avec la chanson.
    Après, je fais partie des gens qui trouvent que Roxy n’a pas pondu de mauvais album. Sur la période 72-76, Three And Nine est la seule chanson que je trouve négligeable, mais le reste de Country Life est impeccable et Siren est un sans-faute. Post-hiatus, Manifesto est moins équilibré mais contient de belles choses (la chanson-titre, Spin Me Round, Angel Eyes, Dance Away et même Still Falls the Rain avec son pont disco pourtant risqué). Je retourne moins souvent vers Flesh and Blood que je trouve plus formaté, mais ça n’en fait pas un ratage pour autant. Je pense aussi que la défection de Paul Thompson me brusque un peu, là où Avalon transcende son absence par une sophistication impressionnante. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai du mal à pardonner les limites du Let’s Dance de Bowie, sorti un an après.
    Très belle séquence, en effet, et belle idée que de faire entrer un personnage en même temps que le solo de saxophone. Fassbinder fait partie des points morts de ma cinéphilie. J’avoue un peu honteusement n’avoir vu aucun de ses films, même si je connais les grandes lignes de sa trajectoire d’étoile filante du Nouveau Cinéma allemand.

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