Sous la houlette du producteur italien Asso Stefana, Micah P. Hinson troque le folk rugueux pour un écrin orchestral somptueux. La douleur demeure, mais elle nous accompagne en dansant au ralenti.

Micah P. Hinson fait partie de ces rares artistes actuels capables de transformer la douleur en beauté : un génie, mais un génie méconnu. C’est quelqu’un que ceux qui le connaissent comparent régulièrement à un Elliott Smith, à un Mark Linkous – c’est dire à quel niveau de douleur et de déséquilibre se situe ce funambule fracassé de la musique américaine moderne. Il est donc difficile, quand on écoute ses chansons, sur disque ou sur scène, d’imaginer qu’il restera longtemps méconnu. Et ce sera peut-être ce disque, The Tomorrow Man, qui transformera enfin cette reconnaissance limitée en visibilité un peu plus large. Car The Tomorrow Man est un album qui fait moins mal que d’habitude, qui vient habillé des beaux atours d’un grand orchestre, produit avec tout le savoir-faire italien en matière de texture cinématographique, d’emphase parfaitement maîtrisée. Populaire, mais avec classe. Donc qui va comme un gant à un type comme Micah P. Hinson.
On vous explique : Micah, on l’avait laissé il y a deux ans sur I Lie To You, un disque presque étouffant de sécheresse, où la voix – en dépit de sa chaleur naturelle – semblait gratter contre les cloisons d’une chambre close dont il lui fallait absolument s’évader. Ce miracle d’album devait beaucoup à (pour la première fois) l’apport d’un producteur extérieur, Alberto « Asso » Stefana, basé à Milan : un type qui a quand même travaillé avec PJ Harvey, et qui a su mettre magnifiquement en valeur les paroles terribles de Hinson. « Cela a donné un nouveau souffle à mon travail », a reconnu Micah, qui, dans la foulée, a signé un contrat avec Ponderosa Music Records, un label italien qui a produit des albums de Blonde Redhead, un groupe qu’il a adoré pendant sa jeunesse. (Le fait que « Ponderosa » soit aussi le nom du ranch de Bonanza, la série télévisée préférée de Hinson lorsqu’il était enfant, était une autre coïncidence troublante.)
Micah et Asso sont ensuite retournés dans un studio du nord de l’Italie pour travailler sur ce qui allait devenir The Tomorrow Man : une collection de chansons écrites en Espagne et au Texas, toutes des compositions nouvelles, représentatives de l’existence actuelle de Micah, qui semble être « sorti du trou », en partie grâce à son nouvel enracinement européen. Bon, il y a l’exception du classique country The Last Train To Texas, qui est le cheveu sur la soupe de l’album, mais permet de confirmer que Micah n’a pas coupé tous les ponts avec son passé.
Et ce qu’on entend sur The Tomorrow Man (un titre que l’on imagine à la fois ironique et empreint d’espoir), c’est le même artiste au cœur brisé que sur ses premiers chefs-d’œuvre, datant – déjà – d’il y a vingt ans, mais réhabillé de splendides arrangements orchestraux : loin de l’Americana minimale d’antan, le vernis de « crooner mélancolique » qui caractérise l’album rapproche Hinson de gens comme Richard Hawley, voire Nick Cave dans ses moments les plus « classiques ».
Oh, Sleepyhead, le morceau d’ouverture, sonne comme un appel presque tonique à se lever et affronter la vie : on exagère un peu, mais on a le sentiment d’avoir très peu écouté jusque-là un Micah P. Hinson aussi… « positif ». Bien entendu, cela ne va pas durer, et la mélancolie va vite reprendre le dessus. La mélancolie, mais pas le désespoir. Car The Tomorrow Man a été conçu par Micah et Asso comme une sorte de disque de rédemption – mais une rédemption ironique : One Day I Will Get My Revenge célèbre la vengeance comme un acte de foi. Autodérision ou amertume ? Les deux, sans doute. Think of Me a un petit côté Lambchop, ce qui est loin d’être une critique. La valse splendide de Mothers & Daughters a l’effet habituel des valses lentes : nous faire danser avec la gorge serrée. Take It Slow retrouve plus franchement les tonalités tristes habituelles des albums de Micah ; les cordes et les cuivres ne consolent pas, mais enveloppent la voix dans un cocon de tristesse, et des notes de piano sont semées comme des larmes au crépuscule. L’émotion monte encore d’un cran. The Last Train to Texas, la fameuse « exception culturelle », prouve qu’un Texan reste un Texan, même parfaitement dans son élément à Milan, les trompettes mariachi remplaçant les cuivres classiques à l’œuvre sur les autres morceaux.
Hallow reprend le principe du Running Scared de Roy Orbison (d’ailleurs également repris par Nick Cave) : si l’effet n’est pas original, il reste efficace. Et puis des phrases comme « My love for you is hallow » méritent bien un écrin aussi dramatique. I Don’t Know God et ses trémolos vocaux évoquent les derniers albums de Johnny Cash, comme si l’âge et la fatigue qui l’accompagnent avaient déjà envahi, bien trop tôt, le jeune punk texan que reste, dans le fond, Micah. I Thought I Was The One est une superbe mélodie qui, sur un autre rythme de valse, a quelque chose de celte, d’irlandais : tiens, un duo Micah P. Hinson / Shane MacGowan, ça aurait eu de la gueule, non ? Mais même sans l’ivrogne édenté, ce titre a quelque chose de magnifiquement ébouriffé. Et plein d’une vie généreuse, éblouissante. Les deux titres qui suivent, I Was Just Standing There et Walls, sont les plus longs, à près de cinq minutes chacun : le premier, ample et profond, élégiaque même, nous met les larmes aux yeux avec une orchestration très « classique », mais jamais lourde ou clinquante. Walls, le suivant, est d’une splendeur terrible, mais toute en retenue. La reprise, en clôture, de Oh, Sleepyhead, dans une version « comédie musicale », marque un retour au sommeil, au monde des rêves – des rêves qui, de toute manière, s’effaceront dès que l’on reprendra l’écoute du disque à son début.
On pouvait craindre, a priori, que toutes ces cordes et ces cuivres lissent la rugosité habituelle de Micah P. Hinson : ce n’est heureusement pas le cas. Et si tout est ici tendu vers la beauté simple, la voix reste rauque, usée, et les textes sont toujours aussi lucides. La douleur n’a pas disparu. Elle n’est même pas domptée – simplement admise, comme une compagne de route indispensable.
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Eric Debarnot
Micah P. Hinson – The Tomorrow Man
Label : Ponderosa Music Records
Date de parution : 31 octobre 2025
