« Contrition » de Carlos Portela et Keko : dans les limbes de l’Amérique

On connaissait déjà le rêve américain et son cauchemar. Ce que l’on connaît moins, ce sont ses limbes, des zones où les prédateurs sexuels sont confinés tels des morts-vivants, sans espoir de rédemption. C’est le thème central de ce sombre et fascinant thriller psychologique.

Contrition – Carlos Portela & Keko
© 2023 Denoël Graphic / Portela / Keko

Contrition Village, Floride, mars 2008. Un homme, Christian Nowak, meurt chez lui dans l’incendie de sa maison. Mort accidentel ou suicide ? Nowak vivait reclus dans cette zone réservée aux délinquants sexuels, on ne lui connaissait pas d’ennemis. Mais l’affaire attire l’attention de Marcia, journaliste employée par le canard local et résolue à découvrir la vérité derrière cet incendie trop parfait pour être le fait du hasard.

Contrition – Carlos Portela & Keko « Cet endroit est le bout du chemin. Le seul endroit où on peut rester. Quant à vivre… vivre c’est autre chose. » Ces mots du protagoniste principal, condamné pour pédophilie, symbolisent bien ce qu’est Contrition, un village fictif des États-Unis où sont confinés les harceleurs sexuels qui, une fois sortis de prison, ont pour interdiction « de vivre à moins de 1000 pieds d’une école, d’une crèche, parc ou cour de récréation ». Selon ceux qui y vivent, Contrition ne serait rien de moins qu’une « prison à ciel ouvert », un lieu très particulier déserté par les habitants et où les ruines abondent, investies par les sans-domiciles fixes. Cette petite bourgade fictive, comme il doit en exister d’autres aux États-Unis, porte un nom paradoxal puisque le site est décrit par un des résidents non pas comme le purgatoire, mais les « limbes », ce qui est sans doute bien pire… sauf si l’on préfère dormir sous les ponts. Comble de l’ironie, ces endroits ont même leur pasteur…

Pour aborder un thème aussi sensible, voire casse-gueule, que celui de la pédophilie, les auteurs ont opté pour le genre du thriller. Un thriller lent, et surtout psychologique, qui parvient plutôt bien à tenir le lecteur en haleine jusqu’au final pour le moins inattendu. Mais le vrai point fort de ce récit, c’est qu’il pose beaucoup de questions et tente de se mettre dans la tête d’un prédateur sexuel, sans chercher à l’absoudre mais en tentant de comprendre les mécanismes qui peuvent conduire un être humain à se livrer au harcèlement envers un enfant jusqu’à le pousser au suicide.

Afin de ne point trop déflorer l’intrigue, très bien construite, on se limitera au fond. Le scénariste, Carlos Portela, est un touche-à-tout officiant dans la bande dessinée et la télévision, bénéficiant d’une certaine notoriété en Espagne. C’est avec beaucoup de subtilité qu’il nous propose ce récit, en laissant le lecteur libre de se faire sa propre opinion. De façon factuelle, il fournit quelques clés pour nous aider à comprendre, mais comme on peut s’en douter, il n’y aura pas de réponses prémâchées. Ainsi se succèdent plusieurs thèmes, notamment le harcèlement ordinaire (celui qui commence à l’école !), et pas seulement celui des prédateurs sur internet, ou encore la triste affaire d’Abou-Ghraib en Irak (et ces clichés de soldats US posant avec leurs prisonniers torturés et violés). Et en filigrane, quelques questions lancinantes voire dérangeantes qui affleurent tout au long du livre : Comment des gens ordinaires peuvent-ils sombrer dans ce type de criminalité ? Le repentir prémunit-il contre la récidive ? Après avoir payé sa dette à la société, le « monstre » doit-il subir une double peine, celle de la ségrégation géographique à vie ? N’a-t-il pas droit à la rédemption au même titre que n’importe quel criminel ? Une personne qui fait des choses mauvaises est-elle forcément une mauvaise personne ? Parce qu’en effet, le personnage de Nowak en est l’illustration même, loin d’avoir le look d’un criminel mais plutôt d’un voisin tranquille… Mais le plus déstabilisant est sans doute le dénouement, qui nous laisse peut-être avec encore plus de questions à l’esprit…

Quant au dessin, signé de Keko, maître espagnol du N&B, il accompagne parfaitement la narration. Son réalisme et son cadrage très précis donne à « Contrition » des airs de série TV, avec une ambiance noire à souhait. On retiendra particulièrement la trouvaille pour le moins déroutante où le « cyber harceleur » et sa jeune victime sont représentés par leur avatar, le premier endossant les traits d’une jeune collégienne blonde et en apparence innocente, tout droit sorti d’un manga. Gros malaise…

Les personnages sont très bien campés également, renforçant la crédibilité du récit, notamment celui de Marcia travaillant pour un journal local et bien décidée à faire la lumière sur cette mort suspecte. C’est probablement à cette jeune femme empathique mais peu soutenue par son entourage, qui au-delà de cette affaire cherche à comprendre l’incompréhensible, que le lecteur s’identifiera le plus, si tant est que ce dernier aborde l’ouvrage sans préjugés.

Rien ne semble avoir été laissé au hasard dans ce récit riche, dense et puissant, qui vous habite longtemps après lecture. Contrition restera à coup sûr un ouvrage marquant de cette année 2023, un ouvrage dont une des principales qualités est de ne pas tomber, comme le dit très bien Antonio Altarriba en préface, dans un « sensationnalisme malsain ». Et pour vous donner un peu plus envie de vous le procurer, je ne peux que vous encourager à la découvrir, cette préface…

Laurent Proudhon

Contrition
Scénario : Carlos Portela
Dessin : Keko
Traduction : Alexandra Carrasco
Editeur : Denoël Graphic
168 pages – 25 € (version numérique : 17,99 €)
Parution : 22 mars 2023

Contrition — Extrait :

Contrition – Carlos Portela & Keko
© 2023 Denoël Graphic / Portela / Keko

2 thoughts on “« Contrition » de Carlos Portela et Keko : dans les limbes de l’Amérique

  1. J’adhère totalement à tes propos! Un album puissant qui ne laisse pas indifférent.

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