« Tractus » : quand la musique de Arvo Pärt devient un langage de l’âme

Chaque nouvelle création du compositeur estonien Arvo Pärt est toujours en soi un évènement. Tractus, une œuvre à mi-chemin entre ses travaux pour des chœurs et des orchestres à cordes, travaille ce thème de la résilience  et du regard à l’intérieur de soi pour mieux se libérer de son passé.

©Luciano Rossetti

La grâce absolue n’existe pas en ce monde. Une fois que l’on a compris cela, on peut commencer à vivre. Une fois que tous les rêves sont venus s’abimer contre les murs froids de la réalité, on peut commencer à frissonner dans la solitude la plus viscérale. La beauté ultime n’est pas de ce monde, au contraire, l’horreur est toujours à nos portes. On ne fait seulement que l’ignorer par la seule force de notre indifférence. L’empathie désintéressée n’est pas de notre quotidien. Comme le disait Nick Cave, il y a déjà quelques années, les gens ne sont pas bons, ils vous nourrissent quand vous êtes malades, ils vous enterrent quand vous mourrez, ce n’est pas ce qu’ils soient si mauvais que cela les gens. Qu’est-ce qui peut alors nous raccrocher à un semblant d’espoir ? Qu’est-ce qui peut nous permettre de ne pas nous laisser aller au désespoir le plus profond ?

La grâce absolue n’existe pas physiquement dans notre monde mais elle est belle et  bien là spirituellement et émotionnellement. Elle existe dans la voix de Karen Peris qui chante Brotherhood Of Men, dans l’oratorio Juditha Triomphans d’Antonio Vivaldi. Elle est aussi présente dans le moins sériel de nos compositeurs contemporains, l’estonien Arvo Pärt. Lui qui connût un début de carrière placé sous les angles de vue du dodécaphonisme et de l’abstraction a su revenir à des formes  qui s’appuyaient sur le rythme du silence. Ce silence, véritable acteur des compositions du maître dont on retrouve des influences aussi bien chez Mark Hollis que Sigur Rós, David Sylvian ou Bjork.

Pleines d’un grand mysticisme, les pièces d’Arvo Pärt perpétuent une tradition ancienne, celle du motet à la façon de Thomas Tallis ou William Byrd. Comme ses aînés, Pärt ne choisit jamais entre la méditation et la prière.

Une telle démarche inclut en soi un geste à la fois profane et sacré. On se dégage alors d’une sacralisation symbolique pour n’entrer que dans un espace de réconfort. La musique d’Arvo Pärt habite les sommets mais elle ne nous regarde pas de là-haut avec condescendance. Au contraire, elle nous mène avec elle vers ces hautes cimes. Nul vertige ici, la simple et pure extase. Dès l’entrée, Littlemore Tractus donne le ton avec ce texte emprunté à un théologien du XIXe siècle, John Henry Newman (1801-1890), une prière de soutien et de paix à la fin d’une journée frénétique ou peut-être à la fin de la vie elle-même. C’est un peu comme si Arvo Pärt, âgé de 88 ans, voyait la mort venir pour régler avec lui ses comptes. Comme lors d’une partie d’échecs, l’estonien réfléchit chacun de ses coups et terrasse par la beauté de sa composition les figures moribondes.  Ce sermon, Wisdom And Innocence, donné par le révérend Newman  le 19 février 1843 à Littlemore trouve toute sa place dans l’iconographie mystique de Pärt.

Et puis il y a cette évidence qui finit par ressembler à un cliché quand on évoque Arvo Pärt. Le silence est un acteur essentiel dans la composition de l’auteur d’Alina. C’est un terreau fertile qui, chez lui, a à voir avec l’émerveillement. De ce rapport au silence peut surgir un sentiment de surprise et d’extase, un lent dérangement de l’espace, un jeu de contrastes entre la douceur et le drame.

Il faut savoir travailler avec le silence avec respect, tirer plus de moins. Accepter de se mettre à nu pour être porté aux nues.  Au milieu de Tractus, il y a cette pièce impressionnante,  cette puissante parabole, L’abbé Agathon, pour soprano et orchestre à cordes. Cette partition raconte l’histoire ancienne de l’abbé Agathon, d’Égypte, du IVe siècle, qui transporte en ville un ange déguisé en lépreux sur son dos. Le récit est propulsé adroitement par  la soprano Maria Listra qui incarne  les deux côtés du dialogue. La pièce musicale joue avec l’espace et la dramatisation dans un crescendo spectaculaire en s’appuyant sur cette phrase comme un mantra « Car le lépreux était un ange du seigneur, venez l’aider ». Il faut savoir aider l’autre, être là à l’écoute. La musique de Pärt, est en soi salvatrice car elle parvient à ranimer notre humanité.

Et puis le compositeur sait aussi assumer ses contradictions entre dissonance et protection de celui qui l’écoute. La grâce que l’on entend dans les œuvres d’Arvo Pärt n’est jamais manichéenne ni seulement limpide. Elle est bien plus complexe qu’elle n’y paraîtrait à celui qui s’y hasarderait trop hâtivement. Une pièce comme These Words joue justement de cette formule des contrastes, des inquiétudes mêlées aux certitudes, d’un narration toute décousue et sérielle à ce sens lyrique.

La musique d’Arvo Pärt, comme celle de Stars of The Lid ou celle de Brian Eno, touche au sublime. Quand la création atteint de tels sommets, elle devient un langage de l’âme. Si l’âme existe, elle trouve sa traduction dans les partitions d’un auteur comme Arvo Pärt. Entrer dans de telles œuvres, c’est accéder à d’autres mondes, d’autres cieux. Alors que l’on ne sait plus tourner son regard vers le ciel et l’étoile polaire, l’estonien nous rappelle combien en contemplant l’immensité du divin, on peut retrouver un chemin vers soi. Combien dans la frénésie de notre Monde, il est bon de venir se ressourcer dans la plénitude d’un acte créatif total. Les musiques de tels créateurs, ce sont comme des dialogues entre un artiste et notre moi authentique, celui que même nous-mêmes ne connaissons pas totalement. Celui qui ne croit pas qu’à travers une œuvre, l’on puisse se découvrir soi-même n’a pas encore compris ce que l’art peut et doit être quand elle est entre les mains de grands maîtres.

Et si l’ensemble du travail d’Arvo Pärt pouvait se résumer à cette seule phrase, Connais-toi toi-même ? Arvo Pärt nous permet cette rencontre avec nous-mêmes à travers cette partition en forme de testament, Tractus.

Qu’il soit ici remercié pour sa traduction de notre âme.

Greg Bod

Arvo Pärt – Tractus
Label : ECM
Sortie le 17 novembre 2023