[Interview] Françoiz Breut « Pour moi, l’artiste n’a pas d’obligation » (2e partie)

Revenons avec Françoiz Breut sur ce qui ressemble à une carrière et à une discographie s’épanouissant entre symbolisme, surréalisme et poésie. Le très beau et bipolaire Flux Flou De La Foule nous rappelle encore une fois la place à part qu’occupe Françoiz Breut, celle d’une dame qui lentement laisse se déployer son univers singulier. Retour sur son parcours avec l’intéressée…

Crédit Photo : Jérome Sevrette

première partie de l’interview à lire  ici

Nous sommes nombreux à nous rappeler de ce soir de 1996, et d’un Dominique A plein de morgue aux Victoires de la musique avec vous à ses côtés. Quel regard portez-vous sur cet épisode-là avec le recul ?

Françoiz Breut : C’étaient des mondes qui ne nous attiraient pas du tout, le monde de la Variété et de la Chanson Française. Pour moi, c’est un autre monde qui ne m’intéresse pas. C’était très étrange comme position, déjà j’étais la choriste. Ce dont je me souviens, c’est que j’ai croisé Michel Drucker, c’était le gars que je voyais à la télé, j’ai sursauté en le voyant. Il ne savait même pas qui nous étions, je suis allée lui serrer la main (à l’époque, on pouvait encore se serrer la main). Dominique A était en opposition avec ce monde-là, il semblait énervé. Il avait été nommé « Révélation de l’année », mais ne l’avait pas eu. En 2013, il a eu la « Victoire de la musique ». A l’époque, en 1996, il a accepté de participer à cette Victoire de la Musique plus comme une obligation vis-à-vis de la maison de disque. C’est une vitrine où tu es mis en avant. Il s’est retrouvé dans une position contradictoire, où il n’était pas très à l’aise. Je crois bien que sur l’instant les gens n’ont pas compris car ils ne connaissaient pas la chanson à la base, il ne se sont pas rendus compte que Dominique avait changé les paroles.

En 1997, vous sortez votre premier disque, les critiques sont plutôt élogieuses, on taxe le disque de minimaliste, d’épuré. Le disque sort sur le label Lithium, l’entité de Vincent Chauvier, un label qui encore aujourd’hui continue d’influencer la scène musicale française. On commence à lire ici et là dans la presse l’émergence d’une nouvelle scène française avec comme « chefs de file » Miossec, Dominique A. C’était quoi pour vous cette nouvelle scène française, une réaction face aux anciens, comme la répétition d’une querelle entre anciens et modernes, ou bien la proposition d’un nouveau vocabulaire musical ?

Françoiz Breut : Oui, bien sûr, c’est évident que c’était quelque chose de nouveau. Il y avait déjà eu quand même le Rock Alternatif en français, les Bérurier Noir et toute cette scène. Je pense aussi aux Rita Mitsouko qui ont amené quelque chose d’assez novateur avec les influences du Rock anglo-saxon. Après, cette nouvelle scène française, c’était surtout un truc de journalistes, il faut toujours inventer un nouveau terme pour que cela se vende. C’est nouveau, donc c’est forcément bien et différent.

Avec La Fossette de Dominique A, c’était tellement un ovni ce disque, il y avait une fragilité, un côté minimal même s’il y avait toutes les influences anglo-saxonnes, comme le groupe anglais de Stuart Moxham, Young Marble Giants et leur album Colossal Youth que Dominique n’arrêtait pas d’écouter. Il y avait chez Dominique et Christophe peut-être une volonté à donner une grande place au texte et aux paroles. Le côté New Wave était peut-être plus mis en avant aussi. Katerine, c’était encore différent, on n’était pas du tout dans les mêmes influences, pareil pour Diabologum aux influences plus américaines comme Sonic Youth, un côté plus « guitares dissonantes » qu’il n’y avait pas encore chez Dominique, c’est arrivé ensuite quand Michel l’a accompagné sur Si Je Connais Harry. On les a tous mis dans le même sac, alors qu’ils avaient tous des propositions très différentes, avec des racines anglo-saxonnes mais des approches distinctes, voire opposées.

Comment expliquez-vous cet intérêt de la scène folk américaine pour votre disque, je pense à Calexico, Howe Gelb et Giant Sand ?

Françoiz Breut : Je ne sais pas trop. En fait, c’est peut-être lié à la grande présence de cette guitare Americana sur ce premier disque, avec ces guitares Shadows. J’ai été très influencée par les musiques de films comme Ennio Morricone. C’est marrant, quand on s’est rencontrés avec Calexico, car j’aimais déjà avant toute ces sonorités américaines, ces influences Western mais aussi espagnoles. Je me faisais souvent des compilations avec des sons de la musique espagnole, qui souvent, se retrouvent dans la musique mexicaine. Ils ont dû être intrigués par cette chanteuse française avec des sons proches de ce qu’eux faisaient. On a partagé des scènes ensemble et on s’est beaucoup croisé à l’époque.

En 1999, vous vous séparez de Dominique A, avec qui vous continuez à collaborer pour Vingt à trente mille jours sorti à l’automne 2000. A vous lire dans différentes interviews de cette période-là, on sent bien en filigrane cette réserve sur votre capacité à faire de la musique. L’affirmation d’une Françoiz Breut chanteuse, cela aura été une lente maturation, non ?

Françoiz Breut : Oui, cela a été long parce que je suis vraiment arrivée là par hasard. J’avais fait des études dans l’art, j’avais envie de faire de l’illustration, de raconter des histoires par le biais du dessin, et je crois que ces études-là amènent à une ouverture d’esprit sur tous les arts en général, toutes les rencontres sont bonnes à prendre. Etant une passionnée de musique, se retrouver en immersion totale dans le monde de la musique, c’était génial. S’accepter comme chanteuse, c’est vrai que cela a pris du temps.

Pour Une Saison Volée (2005), vous collaborez avec Philippe Poirier, Jérôme Minière ou Joey Burns de Calexico, mais aussi Herman Dune. Quels souvenirs conservez-vous de cet enregistrement ?

Françoiz Breut : Des supers moments, après tout le monde n’était pas présent. J’ai eu en cadeau de magnifiques chansons. Avec Luc Rambo , qui a travaillé sur les arrangements du disque, on a choisi en amont toutes les chansons qu’on allait interpréter. Joey Burns est venu jouer de la contrebasse, je me rappelle qu’il l’avait empruntée à une amie flamande. La simplicité dans laquelle il s’est glissé dans les chansons, et ce qu’il leur a apporté est juste bluffant. Car la Basse/Batterie était à la base des morceaux avec la présence de Sacha Toorop aux fûts. J’étais un peu stressée à mon arrivée en studio, c’était le premier disque que nous faisions ensemble avec Boris Gronemberger (ex Girls In Hawaï et actuel River Into Lake) et Luc Rambo et des invités comme Joey Burns Boris et Luc étaient jeunes tous les deux, je me rappelle d’une pression certaine, et de doutes quant à la qualité de ce que l’on était en train de faire, mais j’avais en même temps totalement confiance en eux…

Qu’est-ce qui a déclenché cette volonté d’écrire vous-mêmes vos propres textes sur A L’Aveuglette (2008) ? Y avait-il chez vous une frustration à ne pas chanter vos propres mots, ou auriez-pu vous « contenter » de votre statut d’interprète ?

Françoiz Breut : Les sujets que l’on me proposait ne m’intéressaient plus. J’avais l’impression que cela devenait une caricature de moi-même. J’avais beaucoup de propositions de chansons d’amour, j’avais très envie de m’amuser avec la langue en fait. J’avais envie que la langue soit vraiment un point de départ par rapport au rythme, et plus que d’avoir quelque chose à dire, j’avais envie de comprendre comment on fabriquait une chanson. Tout ce processus me passionnait, c’est pour cela que je m’y suis mise.

Pour votre cinquième album, La Chirurgie Des Sentiments, vous entamez une collaboration avec le multi-instrumentiste Stéphane Daubersy. Que vous a-t-il apporté dans ce travail de création musicale ?

Françoiz Breut : Cela a été très ludique, ces premiers travaux avec lui. Il avait son projet Miele mais c’était la première fois qu’il participait à un projet avec quelqu’un qui ne joue pas d’un instrument. J’avais eu cette idée de travailler sur des samples, des sons extraits de 45 tours. On s’est vraiment amusés à chercher des sons, j’aimerais bien continuer dans cette voie, ce travail sur les samples, la conception sur ordinateur. J’aimerais y parvenir par moi-même.

Si je vous dis Adrian Utley ?

Françoiz Breut :  On s’est rencontrés avec Adrian car Portishead nous a invité lors de la tournée de A L’Aveuglette pour le Festival All Tomorrow PartiesPortishead se chargeait de la programmation. On devait faire leur première partie, mais le label anglais s’est planté sur les horaires. On devait jouer juste avant eux, avec une chouette scène et un chouette son, mais cela a merdé. Mais on a rencontré, John Parish aussi et pleins de gens sympas. Au moment de travailler sur la production de Zoo, on a fait une longue liste de gens à qui on aimerait proposer la production, je lui ai envoyé un mail. Adrian m’a tout de suite répondu. C’était plutôt motivant, car les gars étaient très fans de Portishead, je connaissais bien leurs disques, et je me disais que la collaboration pouvait être super intéressante par rapport au son qu’il pouvait apporter. On lui a envoyé les démos, et on se disait qu’un producteur cela peut aussi changer toute une chanson… mais lui aimait vraiment bien les démos et il a apporté le son et son savoir-faire. On avait à disposition des instruments et un super studio.

Revenons à Flux Flou de la Foule, si vous voulez bien. Ce disque s’est nourri dans sa conception de vos lectures, mais aussi de vos découvertes d’œuvres d’art. Vous citez aussi bien Michel Tournier que Philip Roth ou encore Cormac McCarthy, John Everett Millais ou Rubens. Vous avez également collaboré avec Jawhar (à la troublante proximité vocale avec Bertrand Belin)… Pouvons-nous revenir sur ces références ?

Françoiz Breut :  Pour chaque morceau, il y a un point de départ. Il y a un moment où je me nourris d’autre chose pour mieux habiter une chanson, car à un moment de l’écriture, je peux me perdre par rapport à l’idée de départ. L’idée de départ de la première chanson du disque, c’est un truc qui n’a absolument aucun sens que j’avais gribouillé dans un carnet, un truc mystérieux que je trouvais merveilleux, j’avais écrit « Odeur Lapone » et en fait, je suis partie de là, j’ai lu des articles, des livres sur la Laponie, et découvert des travaux d’auteurs qui avaient écrit sur les lapons. J’avais sûrement envie d’aller là-bas (Rires)

La Chute des damnés de Rubens

Comme c’était le point de départ, il y avait l’histoire de la page blanche. Je me suis engouffrée là-dedans et cela a formé lentement mais sûrement une espèce de voyage dans de grandes étendues blanches. Après, j’ai lu des tas et des tas de livres sur la Laponie, j’ai découvert les travaux d’auteurs qui ont écrit sur ce sujet-là. Parfois, j’ai des pannes d’inspiration et comme ce sont deux tableaux m’ont marqué lors de mes études, j’ai pensé à La Chute Des Damnés (1620) de Rubens et à Ophelia (1852) de John Everett Millais, le peintre symboliste. Ce sont des références. J’ai trouvé l’exercice intéressant de m’appuyer pour l’écriture d’un texte sur un tableau existant. Je décris en général les images que j’ai dans ma tête. Cela m’a passionné de travailler comme cela, même si bien sûr cela reste une interprétation parmi tant d’autres.

Ophelia de Millais

Sur Juste De Passage et votre description hallucinée des routes, je ne sais pas pourquoi, je n’ai pu m’empêcher de penser à la chanson Le Convoi de Dominique A.

Françoiz Breut :  Je ne la connais pas, car pour être franche, je n’écoute plus Dominique depuis Remué (1999). Je ne peux plus pour plein de raisons, parce qu’on s’est séparés. J’ai écouté le dernier album, il y a un titre que j’ai vraiment beaucoup aimé. On a vécu une histoire très passionnée et riche, il a fait partie de ma vie et j’ai dû m’en défaire pour continuer à vivre. On s’entend très bien et il n’y absolument aucune animosité. J’ai vraiment du plaisir à le voir, mais je ne le vois que très peu vu qu’il habite à Nantes et moi à Bruxelles, on a un fils ensemble. J’ai écrit ce morceau, Juste de Passage. J’étais allé faire un concert, j’étais à l’arrière de mon petit van de tournée, et je constatais que j’avais vraiment de la chance de pouvoir passer les frontières sans problème, alors que d’autres qui fuient des guerres et des choses abominables sont obligés de se cacher. Cela parle de cette injustice, et en même temps, je décris des paysages tout à fait banals. J’ai eu aussi envie de rendre hommage à ces migrants, à ces gens qui sont sur la route, je voulais dire que ce sont vraiment des héros d’aujourd’hui, ces jeunes qui vivent des choses absolument ignobles et qui ne sont pas accueillis comme ils le devraient en France ou en Belgique. On peut aussi entendre ce morceau comme être juste de passage sur Terre, on est tous de passage sur Terre, mais on n’est pas tous logés à la même enseigne.

Dans votre écriture, vous jouez avec les limites et l’ambiguïté, je pense en particulier au Fantôme Du Lac et cette description sensuelle d’une noyée.

Françoiz Breut :  C’est ce que le tableau de Millais m’évoque. C’est marrant parce que j’en ai parlé le week-end dernier avec une historienne de l’art qui connaît très bien ce tableau. C’est une femme qui est dans les nénuphars, qui a l’air très apaisée. Moi, je pensais qu’elle était morte, je ne connais pas l’histoire, extraite D’Hamlet de Shakespeare. Pour moi, elle est vraiment morte, mais il y a un sentiment d’apaisement. Elle est lovée dans l’eau, entourée de nature, elle retourne à la terre. C’est ce sentiment-là que je trouve vraiment très beau, qui est décrit dans l’œuvre de Millais. Peut-être que c’est effectivement ambigu, mais cela vient sans doute du moment où j’ai écrit ce texte, ces moments de désespoir où l’on se dit que peut-être ce serait mieux qu’on soit mort, on serait vraiment détendu et apaisé (Rires). Ce tableau de Millais, je pourrai très bien y vivre. La Chute Des Damnés que je cite aussi, c’est un tableau qui me fait sourire alors que c’est absolument horrible, c’est l’enfer. Mais comme je ne crois pas à l’enfer, je perçois cette chute de corps entremêlés qui tombent dans les flammes entourés d’horribles diablotins comme une vision assez drôle.

Comment voyez-vous le monde d’après cette crise sanitaire, plus apaisé ou semblable à celui que nous avons connu ?

Françoiz Breut : J’ai l’impression que cela va reprendre comme avant, puisqu’ils n’ont pas tout arrêté. Il faut sauver l’économie, tel est leur projet superficiel, seule l’économie fait vivre le monde soi-disant. Des choses vont changer, c’est évident mais pas au niveau de nos politiques. Je ne dis pas que cela va être pire mais ça va repartir, quoi !

Quelle est la place d’un artiste selon vous où l’on voit la montée des extrémismes, la montée de la peur et du populisme ?

Françoiz Breut : Il doit y avoir une forme de résistance, il faut dénoncer les injustices avec ses moyens, avec ce que l’on peut et ce que l’on se sent capable de faire. Ce qui est clair, c’est que l’on ne doit pas laisser passer ces idées nauséabondes, il faut les montrer du doigt, il faut dénoncer. Après l’artiste est libre, s’il n’a pas envie d’être dedans, c’est aussi une manière de résister. Pour moi, l’artiste n’a pas d’obligation.

Flux Flou De La Foule est sorti le 09 avril 2021 chez  Le Pop Muzik.

“Flux Flou De La Foule” : les chansons ludiques de Françoiz Breut

Un grand merci à Morgane pour l’organisation de cet entretien