[Interview] Françoiz Breut : « je suis dans la poésie, j’observe… » (1ere partie)

L’air de rien, depuis 25 ans, Françoiz Breut déploie son univers singulier dans le paysage de la Pop hexagonale, un univers d’autant plus singulier depuis que la dame a décidé de jouer seule avec les mots. Flux Flou De La Foule, son (déjà) 7e album est la nouvelle étape de quelque chose qui ressemble de plus en plus à une œuvre. Il nous fallait donc échanger avec elle pour comprendre ce disque construit comme une suite d’humeurs.

Françoiz Breut, vous sortez votre septième album, Flux Flou De La Foule. Voilà plus de 25 ans que vous êtes apparue dans le paysage musical français. Dilettante, discrète, ex de, évanescente, affranchie, voilà autant de qualificatifs dont on vous a affublée. Vous n’en avez pas assez de ces étiquettes ? Quelle place occupez-vous selon vous sur la scène française ?

Françoiz Breut : Quelle place j’occupe ? (Rires)… C’est pas tellement à moi de le dire. J’essaie de faire de la musique et puis si je suis acceptée à un endroit, j’y vais… Et puis les étiquettes, ça va ça vient. J’espère que cela peut se décoller, car c’est vrai que par exemple ce truc « d’évanescent », c’est un peu énervant [grand éclat de rire]… mais je vais pas m’arrêter là-dessus car je crois bien que je me suis renouvelée depuis le début, j’espère que ces gens qui avaient une idée de moi au départ ont eu envie d’écouter par la suite ces nouvelles choses. J’étais associée à Dominique A, et pourtant cela fait 21 ans que l’on n’est plus ensemble, et que j’ai fait mon chemin toute seule avec d’autres gens.

Pour ce nouveau disque, vous avez collaboré avec Marc Melia à la production après deux disques avec Stéphane Daubersy. La tonalité de Flux Flou De La Foule est pour le moins bipolaire, allant gratter du côté de ce qui fait mal, ces visions hallucinées de routes encombrées de cauchemars comme ces villes gentrifiées, ces corps qui vieillissent. Quelles étaient vos intentions pour ce disque ?

Françoiz Breut : Un album, c’est des moments de vie, c’est un peu comme un album photo. C’est d’ailleurs pour cela que je n’ai jamais vraiment de fil conducteur, et que je ne sais jamais vraiment où je vais : pour moi la musique c’est vraiment un échange avec des musiciens. J’écris mes textes avant de travailler avec eux, au fur et à mesure, j’ai de plus en plus de textes. Surtout j’ai une pression qui fait que j’avance, les thématiques arrivent comme ça et je les prends. Vraiment je n’ai pas de volonté ni de plan préétabli, j’aime justement le fait de ne pas savoir où l’on va et d’arriver à quelque chose avec les idées, les sensibilités de chacun.
Marc Mélia et Roméo Poirier sont plus dans la musique électronique, mais Marc a eu aussi son projet Lonely Drifter Karen qui tendait peut-être plus vers l’Americana, c’était en tous les cas plus classique. Il a fait son projet solo qui est très électronique. Un disque, c’est toujours lié à des rencontres. Marc est arrivé dans mon univers durant la tournée de Zoo. On avait besoin d’un claviériste car on voulait former un trio, il nous manquait quelque chose de plus ample avec des sons plus électroniques, ce que Marc offrait avec son Prophet et d’autres claviers. Il est arrivé à point nommé, et on a fait cette tournée avec Stéphane Daubersy, Roméo Poirier et moi (évidemment).

Cela me semblait évident que l’on allait continuer à quatre, puisque nous avions fait cette tournée ensemble et qu’on s’entendait si bien. J’ai voulu travailler un peu à l’ancienne ; que l’on se retrouve dans une pièce, moi avec mes textes, et que tout le monde se mette à improviser. Cela a fonctionné tout de suite pour quatre morceaux, et ensuite il y a eu des histoires de planning… Stéphane Daubersy a arrêté de travailler sur le projet, on avançait en parallèle sur autre chose tous les deux. On s’y est remis très sérieusement presqu’un mois avant le premier confinement avec l’aide de François Schulz, la 4ème personne qui est arrivée au bon moment et qui nous a aidé aussi avec son studio..

Vous qui, longtemps, avez tenu le rôle d’interprète, prêtant votre voix aux mots des autres, on a le sentiment que vous prenez un véritable plaisir à jouer avec la langue, dans le fond comme dans la forme, avec cette écriture qui s’amuse aussi bien avec la sonorité et la dimension rythmique de la langue que de nos préoccupations contemporaines. J’ai l’impression que vous avez longtemps cherché une légitimité à écrire vos mots, mais depuis les deux derniers disques, on vous sent comme libérée. Qu’en pensez-vous ?

Françoiz Breut :  Je ne sais pas si je suis encore tout à fait libérée, mais c’est clair que je me donne le droit d’aborder les sujets qui m’interpellent et qui me touchent. J’essaie de traiter des choses très réalistes et très dures en leur donnant une dimension poétique. Je me dis que si l’idée me vient, j’ai le droit d’en parler. Peut-être qu’avant je considérais que je ne pouvais aborder que des choses que j’avais vécues, des choses plus proches de moi, mais là je traite de sujets d’actualité.

On aurait presque pu qualifier le bestiaire de Zoo (2016) de surréaliste, un peu à l’image de votre travail d’illustratrice. Pour Flux Fou De La Foule, le ton est plus réaliste, plus sombre également. J’imagine que ces chansons ont été écrites avant la crise sanitaire liée au Covid-19, mais il y a dans ces chansons comme une forme de pressentiment d’un cataclysme à venir.

Françoiz Breut : Oui, c’est vrai, mais en même temps la collapsologie cela fait un moment qu’on en parle. Certaines personnes ne veulent pas entendre parler de ces analyses faites par des scientifiques. On sait très bien que la planète va très mal, et ce n’est pas avec le Covid-19 qu’on l’a découvert. Les manifestations que l’on a pu voir avant la pandémie parlaient de cela, je ne suis pas du tout devin, peut-être simplement poreuse à ce que j’entends. Je lis, je me renseigne et m’informe, et je constate que cela ne va pas dans le bon sens. Il faut réagir à notre petit niveau, sachant que l’on n’est pas tout seul, et que si les politiciens ne font pas grand-chose, on ne pourra pas le faire à leur place mais on pourra quand même mener de petites actions….

Le monde de 2021 vous fait-il peur, et quelles seraient les voies de sortie selon vous, les échappatoires peut-être pour sortir de ce flux fou de la foule ?

Françoiz Breut : Bien sûr que le monde de 2021 me fait peur, mais en parallèle il y a plein d’actions, plein de gens qui réagissent au niveau écologique, plein de gens qui commencent à vivre différemment. Je crois bien que des échappatoires il y en a plein. J’ai vécu les trente glorieuses, j’ai toujours un toit, j’ai toujours à manger, mais je sais qu’il faut trouver de nouvelles solutions pour vivre.
Ce qui est sûr, c’est que je n’ai pas de programme. J’aimerai bien aller vivre dans un bois et vivre en autosuffisance, c’est assez utopique, mais il y a plein de gens qui le font. Prenez le problème du logement par exemple. Cela fait plusieurs années que je vis à Bruxelles. Le problème du logement ici  est majeur. Les revenus sont majoritairement très bas, sauf pour ceux qui travaillent à la Communauté Européenne, qui ne payent pas leurs impôts et qui partent en vacances toutes les 5 minutes à l’autre bout du monde. Pour la plupart des jeunes, il faut essayer d’imaginer autre chose.
Moi, je n’ai pas de programme, je suis dans la poésie, j’observe, je pose des constats mais je ne suis ni sociologue ni politicienne. Je m’intéresse à tout ce qui bouge et change, et là cela bouge vraiment. En tant que musicien, on est tous un peu dans la mouise, j’ai encore la chance d’avoir un label qui avait des réserves et qui a pu faire quelque chose pour sortir mon disque. Après, j’espère que je pourrai faire des concerts, car c’est ça la vraie vie : aller vers les gens…

Quel est ton regard sur la France vue de Bruxelles ?

Françoiz Breut : J’ai l’impression que c’est tout autant le bazar au niveau des prises de décisions politiques. Au fait, à Bruxelles, c’est un pays où cohabitent trois communautés et trois gouvernements, on se dit que c’est normal que ce soit le bazar, qu’il n’y ait pas de vaccins, qu’on ne les voit pas arriver, même pour les personnes les plus fragiles. On est muselés de partout, j’ai l’impression que c’est un peu la même chose dans les deux pays. Au niveau culture, ici, les gens s’associent dans le théâtre notamment. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup plus de cohésion dans le théâtre pour essayer de faire bouger les lignes. Au bout d’un moment, j’essaie de m’extraire des actualités, car on dirait que le disque est complètement rayé, on n’avance pas, c’est aussi complètement flou…

Si nous revenions un peu sur votre parcours. Vous avez grandi dans le nord de la France au début des années 70. A quoi ressemble la petite Françoiz des jeunes années ?

Françoiz Breut : Déjà, ce n’est pas tout à fait le Nord mais l’ouest, Cherbourg. J’habitais dans une cité un peu moche en face de la mer : j’avais quand même un horizon qui me faisait rêver… car quand on voit la mer on a envie de prendre un bateau, d’aller en Angleterre. J’ai passé toute mon enfance dehors, je passais mon temps à grimper dans les arbres, je n’étais pas du tout comme ma sœur de deux ans plus âgée que moi qui lisait énormément vivant dans un monde parallèle. Moi J’allais dans les mares de têtards, j’étais toujours en mouvement , à parcourir à pied ou à vélo les chemins et routes du quartier.

Très loin de votre image évanescente…

Françoiz Breut : Effectivement [Rires], j’étais un vrai garçon manqué. J’ai la sensation que mon père était déçu de ne pas avoir eu comme deuxième enfant un garçon, et je crois que j’ai voulu palier à cette déception. On m’appelait « jeune homme ». J’étais les mains dans la terre, dans les arbres. Dans mon quartier de la banlieue de Cherbourg, il n’y avait pas du tout d’éducation musicale. Il y avait une MJC toute pourrie, où on proposait des cours de flûte. Ma sœur a fait des cours de flûte, du pipeau [Rires]. Quand on compare l’éducation musicale aux Etats-Unis ou l’Angleterre, en France dans les années 70, ceux qui faisaient de la musique provenaient d’un milieu plutôt bourgeois. Ils avaient accès à des cours de piano. La musique existait dans les fanfares. Mes souvenirs de musique se limitent à cette fanfare de quartier avec ces instruments à vent… A la maison, on avait quelques 45 tours, mais je n’ai jamais été plongée dans la musique. Si j’avais fait de la musique, j’aurais peut-être intégré cette fanfare et eu une carrière toute différente [Rires].

L’illustration et le dessin occupent depuis toujours une part importante dans votre vie, comme une carrière parallèle. On peut d’ailleurs lire sur votre site web que vous n’établissez pas de lien entre votre travail de chanteuse et celui d’illustratrice. Pour vous, par exemple, il y a plus d’humour dans vos images, moins de mélancolie que dans vos chansons. Les personnages que vous créez pour vos illustrations sont « plutôt joyeux et rubiconds ». Vous prétendez ne pas concevoir la musique et le dessin de la même façon, pourquoi cette distinction ?

Françoiz Breut : Déjà, ce n’est pas la même façon de travailler. Je me rends compte qu’il y a quand même des choses qui se recoupent entre le collage et les choses qui se superposent au bout d’un moment. Quand j’écris, je reviens toujours sans arrêt sur ce que j’écris, je m’amuse avec les mots donc je cherche des synonymes, des choses qui sont rythmiques. C’est un peu pareil avec le dessin, je colle, je remets des choses par-dessus jusqu’à ce que je sois vraiment contente du rendu. Il y a peut-être des choses qui se recoupent là-dedans.
Quant aux sujets que je traite, j’ai remarqué qu’une fois que j’ai terminé une chanson, j’aime l’illustrer pour en donner une interprétation possible, car après les gens peuvent entendre tellement de choses ! J’aime beaucoup cela, les différentes strates d’interprétations d’un morceau. J’ai fait beaucoup d’illustrations comme ça au moment du premier confinement où l’on terminait le disque. J’ai toujours eu dans l’idée de faire un film d’animation, mais je n’ai pas suffisamment le temps.
Comme ce disque est beaucoup plus électronique, j’ai moins mis en avant mes illustrations, car c’était une autre esthétique au niveau musical. Les gars me disaient que dans mes dessins, il y avait un côté un peu désuet car j’utilise beaucoup de vieilles photos, des magazines des années 50, 60 et 70. Cette musique-là était plus dans le futur.

Au niveau des références musicales, j’avais en tête avec Marc un disque de Neneh Cherry produit par Four Tet… J’adore le travail de Kieran Hebden depuis déjà longtemps, il y avait aussi les premiers Grace Jones avec des sonorités de clavier géniales. Marc est très fan de Laurie Anderson que j’ai beaucoup écoutée très jeune. Il y avait aussi The Knife et Austra. C’étaient nos références en commun, parce que finalement ils sont beaucoup plus jeunes que moi donc on n’écoute pas toujours la même chose. On se fait découvrir les uns les autres des choses, mais on est forcément décalés par rapport à nos références. Quand je leur parle de musiques qui me paraissent très très évidentes, et qui pour moi qui sont très connues, ils ne les connaissent pas forcément. Je suis obligée de leur expliquer que c’est Machin qui a travaillé avec Truc. Parfois, c’est vraiment étrange car il y a un véritable décalage au niveau générationnel.

La musique, ce serait un travail collégial et l’illustration plus celui de l’individualité ? Le dessin ce serait la liberté et la musique un jeu avec la contrainte ?

Françoiz Breut : Oui bien sûr. Je travaille d’abord toute seule à « bricoler » mes textes, alors que le dessin je suis toute seule à la barre. Là, par exemple, j’ai travaillé sur un projet avec Mocke et Claire Vailler de Midget, une approche plutôt destinée aux enfants autour d’un texte d’un auteur Carolo, Mathieu Pierloot (un habitant de la ville de Charleroi en Belgique), une ville industrielle qui s’est complètement écroulée suite à la fermeture des charbonnages et des aciéries. J’ai voulu retravailler sur son texte qui s’appelle Le Grand Déménagement. C’est l’histoire d’un quartier qui s’écroule, et que l’on reconstruit plus loin, car les souterrains des mines ont fragilisé le sol. La ville renaît de ses cendres et la nature reprend ses droits. On en a fait des chansons, j’ai fait en parallèle plein d’illustrations et j’ai écrit les textes. Mocke et Claire ont fait la musique. On enregistre le disque en juillet prochain. Ce sont des manières un peu différentes de travailler.

Si je vous dis « Squad Femelle », cela vous évoque quoi ?

Françoiz Breut : C’est un projet qui n’a pas duré très longtemps, 2 ou 3 ans tout au plus. C’est comme ça que j’ai commencé à chanter. Quand j’ai rencontré Dominique A, j’écoutais déjà énormément de musique, je chantais mais pour le plaisir. Je ne joue pas d’un instrument, comme je l’ai déjà dit. Au moment de Si je connais Harry son 2e disque, on a monté les Squad femelle avec lui, Sarah Froning la compagne à l’époque d’Eric Deleporte de Pério et Pierre Bondu pour faire des reprises aussi bien des Kinks que de Damon & Naomi, Jonathan Richman, Magali Noël ou encore de Timbuk 3. Christian Quermalet des Married Monk participait parfois au projet car il sortait des Beaux-Arts de Nantes, où j’étais encore. On était une bande de copains, et on se retrouvait chez moi à faire des répétitions. On jouait dans les cafés, on était un groupe de Punk-Folk avec des guitares acoustiques mais énervées ! C’était un mélange un peu étrange.

Quels souvenirs conservez-vous de la genèse de Si Je Connais Harry ?

Françoiz Breut : De très chouettes souvenirs. On avait loué une grande maison près de Cherbourg dans une longère avec Michel Cloup et Eric Deleporte. C’était super joyeux de voir comment ils travaillaient. Je n’avais jamais assisté à un enregistrement. Cela s’est passé très simplement. Tout le monde dans un salon, on n’avait pas d’ordinateur à l’époque. Ils avaient enregistré sur un huit pistes je crois. Comme je ne m’intéresse pas trop à la technique, ce sont des détails que j’oublie vite.

Avez-vous eu dès le départ des envies d’écriture, ou suiviez-vous les conseils de vos collaborateurs paroliers ? Vous retrouvez-vous toujours dans ces mots écrits par d’autres ?

Françoiz Breut : Au départ, je me laissais vraiment porter, je me disais que c’était dingue que l’on me propose de chanter, de venir faire un concert, et de fil en aiguille, j’ai quand même été payée. Pour moi, c’était tellement du plaisir que je me disais que j’avais de la chance. On m’invite pour chanter, je pars en tournée, j’ai un pied dans ce monde que je n’avais pas imaginé. En parallèle, je continuais mon travail d’illustratrice, mais cela prenait du temps de partir en tournée. Je n’écrivais pas, et je n’avais pas spécialement envie d’écrire. Toutefois, à l’époque de Squad Femelle, on a sorti mon premier 45 tours sous le nom de Françoiz ( tout court ) sur lequel j’ai écrit un titre en anglais. J’étais contente de cela, car je me suis dit que j’étais capable d’écrire, même si c’était en anglais car c’est la première langue que j’ai chantée. Je me cachais un peu derrière ces mots en anglais.
J’ai certainement été influencée par tous ces auteurs, mais à l’époque je me disais que ces gens qui m’entouraient écrivaient très bien, et je ne voyais pas pourquoi je m’y mettrais alors qu’ils le faisaient si bien. On ne s’improvise pas auteur comme ça du jour au lendemain. Au bout d’un moment, je n’étais plus satisfaite de ce que l’on me proposait, et comme j’écrivais pour les enfants, je me suis dit : Allons-y ! Ce sont des gens comme Philippe Katerine ou surtout les flamands de Vive La Fête qui chantent un français un peu décousu et pas toujours correct qui m’ont donné envie de m’amuser avec la langue.

Flux Flou De La Foule est sorti le 09 avril 2021 chez  Le Pop Muzik.

Poursuivons cet échange avec Françoiz Breut dans la deuxième partie de notre rencontre :

[Interview] Françoiz Breut “Pour moi, l’artiste n’a pas d’obligation” (2e partie)