Quatrième film de la période américaine de Paul Verhoeven, conspué ou, au contraire, adulé pour son ambiance vénéneuse et ses inspirations hitchcockiennes, Basic instinct ressort en version restaurée 4K. L’occasion de voir (ou revoir) ce thriller excessif et retors entré dans la postérité pour un simple (dé)croisement de jambes.
Dans son intitulé, et dès sa scène d’ouverture mélangeant volontiers érotisme et soupçon de gore, Basic instinct se distingue par sa singularité, littéralement, bien que Paul Verhoeven et Joe Eszterhas en explorent les multiples variations, variations primitives, inhérentes à chacun dans sa logique désespérément humaine : sexuelle évidemment, mais aussi de prédation, de jeu, d’envie et de danger. Mais quel serait donc cet «instinct basique» spécifié par le titre du film ? Lequel prévaut le plus, promet toutes les attentions, attise toutes les convoitises ? Duquel Verhoeven nous fait ressentir la possible révélation, observer l’incarnation sous nos yeux fascinés ?
Le personnage de Catherine est telle une figure mythologique, presque un concept, femme fatale bien sûr à côté de laquelle les hommes font pâle figure, réduits à des fonctions ou des surnoms (une rock star vieillissante, des flics balourds, un «flingueur», un «cow-boy»…), beauté du diable envoûtante vers laquelle convergent tous les axes, aussi bien scénaristiques que corporels (the body of evidence, ce serait donc elle). Elle semble tout savoir, tout connaître, tout envisager par avance, Pythie à l’aura maudite (on meurt et on tue beaucoup, dans son sillage) justifiant son existence par l’attrait du vice et de l’interdit.
Complexe à plusieurs niveaux (formel et narratif, symbolique et psychanalytique), souvent assimilé à Hitchcock, et plus particulièrement à Vertigo, dans ses figures et ses effets (à commencer par l’ensorcelante musique de Jerry Goldsmith, sous influence clairement herrmannienne), Basic instinct entend redéfinir à sa façon, c’est-à-dire excessive, impudique et stylée, l’expression du désir et l’art de la manipulation. Nick Curran et Catherine Tramell s’attirent, se jaugent et se confrontent d’abord, puis ensuite se sollicitent par goût du risque et du paroxysme. Se séduisent pour mieux se consumer, chacun s’arrangeant de l’autre (et des autres) pour pouvoir dominer, soumettre, vaincre, et finalement survivre.
Succube inventif, belle aventureuse ouverte sur des sexualités diverses, Catherine maîtrise pleinement sa vie et ses actions, épand, sur des lits recouverts de sang, les programmes débridés de ses instincts foisonnants. Ou, plus prosaïquement, s’amuse et joue («J’ai une licence en psychologie, alors ça coule de source», dira-t-elle lors de la célèbre scène de l’interrogatoire), cherche à savoir si elle pourra «s’en sortir», Verhoeven préférant alors, à une simple enquête et un coupable trop parfait, montrer comment Catherine va troubler, va tromper, va contrôler son monde pour, justement, pouvoir «s’en sortir» (nul doute là-dessus : c’est bien elle la tueuse au pic à glace).
Les scènes érotiques du film sont passionnantes non pas pour leur «audace», tendance porno soft chic, qui fit gentiment scandale à l’époque (il y a et il y a eu, depuis, beaucoup plus explicite), mais pour la constante ambiguïté qu’elles expriment, chaque scène pouvant se conclure par un accès de rage (la scène où Curran sodomise, et même viole, Elisabeth, sa psychiatre et amante) ou par une pulsion de mort. Par autre chose en tout cas qu’un banal coït exhibé dans sa plus stricte représentation. Elles font corps avec l’intrigue, la sédimentent jusqu’aux toutes dernières secondes du film s’ouvrant à maints émois et précipices.
Sur les routes escarpées des collines ou dans les night-clubs à la mode, Verhoeven suit le parcours mental et compulsif de trois êtres aux caractères quasi obsessionnels (ne pas oublier le docteur Elisabeth Garner, élément plus qu’essentiel dans cette implacable mécanique des plaisirs). Leurs invectives sont des corps à corps pathologiques, déviants dans leur recherche d’emprise passant par le vertige du sexe et les ténèbres du meurtre. Verhoeven semble y entrevoir une brillance, l’éclat d’une certitude qui serait peut-être cet instinct à définir, à comprendre dans la désignation du titre, mais dont, seul, il connaîtrait l’intention, la vérité enfin, abandonnant le spectateur, dans un ultime sursaut, aux griffes acérées d’un délicieux tourment.
Michaël Pigé