Nos 50 albums préférés des années 70 : 25. Neil Young – On The Beach (1974)

Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, l’un des piliers de l’impressionnante discographie de Neil Young, On The Beach !

On the Beach

Parcourir la discographie de Neil Young donne franchement le vertige. Et on ne parle même pas des « archives », des lives et des bootlegs, qui brouillent davantage les pistes ! Harvest ? A l’évidence, cet album n’a pas besoin d’une chronique supplémentaire. Dans l’ombre de ce classique, Neil Young cache d’ailleurs bien d’autres merveilles. On The Beach mérite ainsi le détour. Ce disque de 1974 devint rapidement culte une décennie après sa sortie, disparaissant dans les profondeurs, faute de pressage supplémentaire… avant de remonter à la surface lors d’une première sortie en CD en 2003, à la suite d’une pétition de cinq mille fans. Enregistré en Californie, On The Beach garde encore toute sa magie, si cool de mélancolie, à la fois torturée et planante. D’une voix entre caresse et fêlure, vibrant en douce autour de la note, Neil Young chante son malaise intérieur, mais aussi quelques cauchemars américains.

On The Beach Front CoverEn 1974, le Loner se fout royalement de satisfaire le public avec une resucée de Harvest, une sorte de « Heart Of Gold Pt 2″ : « Je ne peux pas écrire le même livre à chaque fois » déclare-t-il alors à Rolling Stone. A part la satisfaction de l’ego, il vit alors l’énorme succès populaire comme une expérience très superficielle, un grand vide sans rien de concret. Refusant la facilité, Neil Young ne sera donc pas un « dead man walking », simplement béat de son sort : « Heart of Gold m’a mis au milieu de la route. Le voyage est vite devenu ennuyeux, alors je me suis dirigé vers le fossé. J’y ai croisé des gens plus intéressants. » Il commence alors sa « Ditch Trilogy », trois albums très sombres représentatifs d’une sale période de sa vie, alors qu’il traîne un spleen tenace. Sa consommation de drogue n’aide pas à remonter la pente, l’alcool – la téquila tout particulièrement – non plus,  Comme saisi par un désir inconscient d’échapper à un piège, le jeune homme démolit ce succès qu’il ressent comme une prison dans laquelle il est emmuré vivant. « Shakey » se lance dans une tournée erratique, une soixantaine de concerts en trois mois, captée dans le live Time Fades Away, plutôt abrasif.

Pour bien pourrir cette fête qui n’en est pas une, la Faucheuse fait son œuvre : les décès du guitariste Danny Whitten de Crazy Horse et du roadie Bruce Berry, morts brutalement d’overdose, plombent lourdement le moral de Neil. Hanté par le sentiment d’être un vampire suceur de sang, il écrit alors le funèbre Tonight’s the Night, que la maison de disques rechigne longtemps à sortir, lui préférant d’abord On The Beach, un opus enregistré peu après, pourtant également plombé : l’histoire d’amour de Neil avec l’actrice Carrie Snodgress patauge aussi dans la vase, au point de lui faire évoquer une vie de couple merdique, jusqu’à la rupture, qui constituera la trame de l’album Homegrown. Encore une tuerie que Young laissera au placard jusqu’en 2020, le jugeant trop déprimant…

On The Beach Back CoverOn the Beach se découvre d’abord par une chouette pochette, bien plus sophistiquée que celle, très improbable, de Zuma. L’idée lui en vint comme un éclair avec Gary Burden. En balade, les deux amis achètent dans une casse l’aileron arrière d’une vieille Cadillac, ce débris de rêve américain, qu’ils plantent dans une plage de Santa Monica. Sous l’objectif du photographe Bob Seidemann, le Loner se retrouve bien seul, les mains dans les poches, vêtu d’un pantalon en polyester blanc et d’une veste jaune, achetés dans une friperie. Au premier plan, des meubles de patio à fleurs, et un palmier qui l’accompagna sur scène à l’occasion. Sur le sable, traine un journal local de Los Angeles avec ce titre d’actualité : « Le sénateur Buckley demande à Nixon de démissionner. » Coquetterie suprême, les motifs du parasol reviennent à l’intérieur de la pochette du disque. Le regard perdu dans l’océan Pacifique, Neil Young tourne le dos à tout cela, sous un ciel bleu pâle. Pour l’anecdote, On The Beach est une expression argotique des marins pour signifier qu’un navire est retiré du service ; un échouage définitif ? En regardant bien d’ailleurs, Neil Young est vraiment à côté de ses pompes…

Dans un tourbillon d’idées noires, On the Beach parut à l’été 1974, diffusant un blues alangui, étirant le temps comme une montre molle de Dali. Neil Young livre un disque lent et rêveur, un peu sous l’eau sans bulles selon lui. Pour l’occasion, il s’entoure d’un quatuor constitué des fidèles Ben Keith et Tim Drummond des Stray Gators, Bill Talbot et Ralph Molina du Crazy Horse. D’autres musiciens sont aussi de passage, tels que les guitaristes David Crosby, Graham Nash et George Whistell, le bassiste Rick Denko, ainsi qu’un certain Joe Yankee, pseudo de Neil Young. Venu de sa Louisiane natale avec sa guitare et son violon, Rusty Kershaw se fendit d’une note manuscrite dans la pochette pour raconter ses bons souvenirs : « Hell I give you my word there is good music in this album. » Avec son énorme barbe et sa salopette, le gaillard met bien l’ambiance, en rampant sur le tapis comme un alligator en souvenir des marécages de son enfance cajun ! Guère en reste, sa femme Julie cuisine de la marijuana au miel, « jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une mixture noire et gluante dans la poêle » dixit Young, ces fameux honey slides qui collent une grosse claque de première aux musiciens…

On The Beach PosterA l’hiver 73, le Loner demeure dans son ranch Broken Arrow, près de San Francisco. Baissant les lumières pour créer l’ambiance autour de la console, Young enregistre de nouvelles chansons en petit comité avec Ben Keith, Ralph Molina et Billy Talbot. Ces sessions à domicile donnèrent deux titres pour l’album. Walk On commence fort sur une guitare slide et une belle rythmique. Le loup solitaire montre qu’il a bien toute sa voix, profitant de l’occasion d’ailleurs pour fermer la querelle avec Lynyrd Skynyrd, ouverte avec Sweet Home Alabama : « I hear some people been talking me down / Bring up my name, pass it ’round / They don’t mention the happy times / They do their thing, I do mine » (J’ai entendu des gens me rabaisser, mentionner mon nom, le faire circuler. Ils ne mentionnent pas les bons moments. Ils font leur truc. Je fais le mien). En grande forme, Neil continue donc de tracer sa route. Et de toute façon, à un moment ou un autre, la vérité s’impose, comme le dit la chanson… Quant à For The Turnstiles, la chanson la joue ambiance feu de camp, mélange de country et de folk, avec le banjo de Young et le dobro de Ben Keith, qui l’accompagne également au chant. On croirait entendre un vieux titre noir des années 30, dépouillé jusqu’à l’os. Le Loner balance quelques piques sur le business de la musique, lorsque des proxénètes bien sapés comptent leurs dollars quand il chante. Avec des allusions au baseball, Young s’amuse à évoquer ensuite le public qui sort du stade par les tourniquets, pendant que les vedettes sont claquées sur le terrain.

Au printemps 74, Neil Young entre au studio Sunset Sound à Los Angeles, pour des sessions un brin bordéliques, qui s’étirent sous l’effet de l’herbe et de l’alcool. Quand ils ne sont pas inspirés, les musiciens jouent au billard et dégustent les fameux honey slides, histoire de végéter des heures durant dans de vieux canapés défoncés… eux aussi. Devant un tel spectacle, l’ingénieur Al Schmitt abandonne l’affaire en cours de route, pour laisser la place à Mark Harman. Lors de ces séances, Neil Young laisse pleinement la main à Rusty Kershaw. Le nouveau venu mène alors la danse et convainc les musiciens de jouer très proches les uns des autres, créant ainsi une ambiance très intime, que l’on croit captée à trois heures du matin dans une pièce enfumée, sous un halo de lumières douces. En si bonne compagnie, Neil Young grille de nombreuses cigarettes, son bassiste Tim Drummond se souvenant d’au moins « deux paquets par jour pour avoir une voix de grenouille dans la gorge qui lui permettait de se faire entendre tard le soir. » A la fin des sessions, le chanteur choisit un mix brut sans fioritures, encore très prenant cinquante ans après.

De ces sessions, la face A offre trois nouveaux titres. See The Sky About To Rain est une superbe ballade pleine de langueur, une caresse presque lasse. Neil y joue du clavier Wurlitzer, pendant que Ben Keith l’accompagne à la guitare steel, avec Tim Drummond à la basse et Levon Helm à la batterie. Dans ce bel écrin, la voix se fait fragile et presque dépressive, sur un texte mélancolique, avec cette fin qui intrigue : « I was down in dixie land / played a silver fiddle / Played it loud and then the man broke it down the middle. » (J’étais dans le Sud / J’ai joué du violon en argent / Je l’ai joué fort et puis l’Homme / L’a cassé au milieu). Avec George Whitsell à la guitare et Ben Keith à l’orgue, le robuste Vampire Blues achève la première face sans faiblir. Young lance l’attaque contre les ravages de l’industrie pétrolière, « I’m a vampire, baby, suckin’ blood from the earth« . Au passage, il s’amuse à se décrire en chauve-souris noire s’éclatant sur la vitre. Un blues dans l’air du temps, quand les Etats-Unis n’en finissaient pas d’encaisser une flambée des prix de l’or noir, un cauchemar américain parmi d’autres.

Sommet de la face A ? Avec l’intense Revolution Blues, Young sort méchamment les crocs. La chanson trace le portrait du sinistre Charles Manson, qu’il rencontra quelques semaines avant le carnage sanguinaire de 1969. A l’époque, le gourou poussait la chansonnette et tentait d’enregistrer un disque… Le Canadien jugea alors le personnage très unique, avec quelque chose de fou, comme un poète intense, hors de contrôle… Même sous l’effet des honey slides, dans une défonce frénétique, certains musiciens ne trouvent vraiment pas drôle de chanter sur un tel lascar. D’autres s’y collent avec Neil Young à la guitare, comme Ben Keith au piano Wurlitzer. La guitare de David Crosby, la batterie de Levon Helm, la basse de Rick Danko sont tout bonnement imparables. Durant l’enregistrement, alors que Rusty Kershaw se roule par terre comme un reptile pour effrayer son monde, le Loner se glisse dans la peau du monstre en chasse de nouvelles proies, de sa voix la plus maniaque : « Well, I hear that Laurel Canyon is full of famous stars / But I hate them worse than lepers and I’ll kill them in their cars » (J’ai entendu dire que Laurel Canyon est plein de stars célèbres / Mais je les déteste plus que les lépreux et je les tuerai dans leurs voitures). Dans cette hallucination démente, Revolution Blues enterre les sixties heureuses d’une dernière pelletée de terre.

A l’origine, Neil Young voulait débuter son album avec les chansons de la face B, ces trois bijoux d’introspection qu’il aime beaucoup, “une excellente approche” selon lui, avant de renoncer à l’idée sur l’insistance de son producteur Davis Briggs. Pour la chanson titre, le Loner atteint un sommet de langueur cool, lorsqu’il chante son succès récent : « I went to the radio interview / But I ended up alone at the microphone / Now I’m livin’ out here on the beach / But those seagulls are still out of reach » (Je suis allé à l’interview à la radio / Mais je me suis retrouvé seul au micro / Maintenant, je vis ici sur la plage / Mais ces mouettes sont toujours hors de portée)… Un brin d’amertume ? Porté sur le piano Wurlitzer de Graham Nash, Young livre encore une fois une partie de guitare de grande classe, tandis que Drummond (basse) et Molina (batterie), secondé par Keith au hand drum, assurent la rythmique. Cette chanson se fait en quelque sorte le chant funèbre de la folie Harvest : « I need a crowd of people / But I can’t face them day to day » (J’ai besoin d’une foule de gens /Mais je ne peux pas y faire face au jour le jour). Pendant que le monde tourne, le Loner pense surtout à quitter la ville avec ses amis pour monter dans le bus vers une route sans fin.

Motion Pictures émerge encore des eaux troubles de Neil Young, alors balloté par la fin de son histoire avec l’actrice Carrie Snodgress. Devant une télévision en marche, Ben Keith et Rusty Kershaw commencent à jouer à la basse et à la guitare, tandis que le Loner écrit rapidement des paroles introspectives : « I’m deep inside myself / But I’ll get out somehow / And I’ll stand before you / And I’ll bring / A smile to your eyes. » (Je suis au fond de moi, Mais je m’en sortirai d’une manière ou d’une autre, Et je me tiendrai devant toi, Et j’apporterai un sourire à tes yeux). En douceur, la guitare de Rusty Kershaw fait des merveilles, sur un harmonica et un tambour livrés dans un dépouillement total. La chanson est si personnelle que Young ne l’a jouée que très rarement en live.

Ambulance Blues conclut l’album sur neuf minutes de musique acoustique, d’une solitude douce. Pour le Canadien, l’heure est clairement à la nostalgie avec l’évocation d’un « back in the old folky days”, lorsqu’il chante ses débuts à Toronto, au café River, ainsi que son appartement au 88 Isabella Street, tout juste démoli. Tandis que Rusty Kershaw l’accompagne au violon, Neil balance : « It’s hard to see the meaning of this song, An ambulance can only go so fast, It’s easy to get buried in the past, When you try to make a good thing last » (Une ambulance ne peut pas aller aussi vite / Il est facile de se laisser enterrer dans le passé / Quand on essaie de faire durer une bonne chose. » Le Loner se livre à des allusions sur l’actualité des Etats-Unis, lorsqu’il évoque une rançon à payer par les parents – l’affaire Patty Hearst ? – et les incroyables mensonges d’un homme, le président Nixon…Quand il lâche son harmonica, Neil Young chante : « You’re all just pissing in the wind, you don’t know it but you are« , reprenant une phrase de son ami et manager Elliot Roberts, qui s’énervait des embrouilles des membres du groupe Crosby, Still, Nash and Young… Au passage, Young joue un air qu’il reprit au maître du folk britannique Bert Jansch (Needle Of Death) : « Je n’en étais même pas conscient, et quelqu’un a attiré mon attention dessus. Je me suis vraiment senti très mal. »

Au cours des années 70, Neil Young balance donc After The Gold Rush, Harvest, Tonight’s The Night, Homegrown et Zuma… Pas un seul chien mort dans cette malle aux trésors. Le Loner est alors à son meilleur. Dans ce lot magique, On the Beach se dévoile comme une page supplémentaire d’un journal intime, alors tourmenté de mélancolie. Un superbe vague à l’âme.

Amaury de Lauzanne

Neil Young – On the Beach
Label : Reprise Records
Date de sortie : 16 juillet 1974

1 thoughts on “Nos 50 albums préférés des années 70 : 25. Neil Young – On The Beach (1974)

  1. Très belle et complète critique. Moi j’écoute ce disque depuis 50 ans sans chercher à comprendre les paroles plutôt déprimantes et j’adore.

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