The Tiger Lillies – Covid 19 Volumes I and II

Depuis plus de 30 ans Martyn Jacques et ses Tiger Lillies baladent leur cabaret noir et étrange fait de fanfare déglinguée, d’une poésie de dérive d’une mélancolie aux entournures. Ici ils s’attaquent frontalement dans un disque en deux parties à ce virus qui a endormi le monde pendant plusieurs mois.

Crédit Photo : Andrey Kezzyn

Quelque part du côté de chez nos voisins anglais, se cache un projet d’une singularité folle, d’une étrangeté totale assumée et qui sévit depuis plus de 30 ans. Réunissant aussi bien l’expressionnisme allemand, les ivresses d’un Tom Waits, le lyrisme populaire d’un Gilbert and Sullivan, ce trio à lui-seul représente tout ce que l’on admire en Angleterre. Inventivité, folie et liberté. Vous n’avez pas conscience de la chance que vous avez, vous qui ne connaissez pas le travail des Tigers Lillies et de leur chanteur, leader et démiurge Martyn Jacques à la voix de fausset.

Comme d’autres artistes, The Tiger Lillies s’emparent de notre quotidien et de ces 5 lettres et deux chiffres qui hantent notre présent, COVID 19. Là ou d’autres se saisissent de la dimension dramatique de la situation, les Tigers Lillies prennent le pari de l’humour et de la distance sans jamais perdre de vue une belle part d’émotion.

Comme toujours avec les britanniques et Martyn Jacques, le disque est à savourer comme un livre que l’on lit, comme une suite d’images qui raconte quelque chose, une histoire qui s’invente en même temps que l’on la découvre.Il faut dire ici qu’avec les Tiger Lillies sur scène, le spectacle est total. Les trois sont grimés, une dramaturgie s’installe toujours lors d’un de leurs concerts, Martyn Jacques étant à la fois le compositeur de cette suite de scènes mais aussi un acteur qui vit de l’intérieur chacun des personnages. Le Covid 19 trouve toute sa place dans l’énumération, dans la description des freaks et autres éclopés de la vie que l’on trouve tout au long de la discographie des anglais. On avait déjà côtoyé avec eux Woyzeck, Lulu, Edgar Allan Poe, les Freakshows des temps passés. Les disques de The Tiger Lillies sont comme autant de cabinets de curiosités, des objets hétéroclites qui prennent la poussière sur des étagères branlantes, se rappelant de leurs propriétaires depuis longtemps oubliés.

Bien sûr, on pourrait faire des liens entre les univers de Martyn Jacques et ceux de Tom Waits mais aussi ceux du label Ipecac, les œuvres les plus posées de John Zorn ou de Marc Ribot, certains des disques d’Einstürzende Neubauten.Les Tiger Lillies n’ont-il pas collaboré avec Alexandre Hacke le temps de Mountains Of Madness (2006) ?

Délaissant quelque peu l’angle cabaret sur Covid 19, les Tiger Lillies jouent un blues étrange, presqu’osseux, jamais dénué d’une belle part d’humour et d’une ironie mordante. A l’origine de ces deux disques, il faut aller chercher la raison, une frustration première et inaugurale. En plus de 30 ans de carrière, comme il l’explique sur son site internet, c’est la première fois que Martyn Jacques est empêché de se produire sur scène. Par la force des choses, le virus l’obligeant à s’enfermer loin de son public. Ces deux disques sont des réponses à cette frustration, on sent aussi derrière, dans le background, dans quelque chose qui n’est jamais réellement dit, une peur qui ne s’exprime jamais réellement. Étrangement le disque est même  plutôt enjoué voire régressif si l’on ne fouille point trop. Les Tiger Lillies se moquent de la trivialité de cette épidémie dans notre quotidien, la moindre quinte de toux qui devient une menace ou vire carrément à la psychose, le lavage des mains qui frise l’acte compulsif ou le toc. Mais en bon conteur que Martyn Jacques sait être, il n’en oublie jamais son sujet ni suivre le cours de son histoire. Des débuts narquois face à la maladie, l’incrédulité face aux risques encourus, les tests qui ressemblent à des énumérations et des litanies sans suite. Jacques Brel et son Au suivant hantent ces disques (Testing).

Le Covid-19 est sorti de nulle part et m’a empêché de faire ce que j’ai toujours fait ces 30 dernières années : jouer ! Cette chose qui m’a maintenu en vie matériellement, a occupé mon temps et m’a permis de garder la raison. Pour moi, le fait de chanter devant un public a été une libération émotionnelle et artistique.Le Covid-19 a mis fin à tout cela et depuis trois semaines, je me sens comme un poisson rouge dans un bol. Ma seule façon de rester relativement sain d’esprit a été de chanter des chansons sur la folie de tout cela. Voici l’album que nous avons enregistré, moi isolé dans mon studio à Berlin, Adrian Stout isolé de son côté dans son studio à Athènes.

Martyn Jacques

Mais au milieu de ces partitions presqu’anecdotiques se cachent de véritables splendeurs tels ce When You Die Alone ou un Frank Has Passed Away sur le volume II, hommage au premier médecin américain mort dans le combat contre le Covid 19, un certain Franck Gabrin. En quelques notes, une poignée de mots, The Tiger Lillies redonnent des noms, des visages, des vies à des chiffres  à des statistiques anonymes et froids. On n’est plus du tout alors dans l’énumération facile et indolore, l’anecdote s’éloigne et le drame prend toute sa dimension. Les morts du Covid 19 ne sont plus alors seulement ces chiffres qui grossissent toujours plus chaque soir mais des hommes et des femmes, des vies interrompues, des histoires qui ne se poursuivront plus, des Vincent, François, Paul, Christophe et Mathide.

 

Les disques de The Tiger Lillies frôlent toujours le futile comme ils caressent en permanence l’essentiel. Ce double disque Covid 19 prolonge encore une fois cette volonté paradoxale, dire le dérisoire pour expulser le fondamental. Une oeuvre certes mineure dans une discographie majeure mais à la singularité absolue.

Le Volume I est sorti le 10 avril 2020.

Greg Bod

The Tiger Lillies – Covid 19 Volume I and II
Sortie le 05 juin 2020
Label : Misery Guts