Faire une bonne comédie sur la dépression, qui ne simplifie ni ne caricature son sujet, est un travail qui demande certainement plus d’expérience que n’en a Céline Devaux, malgré ses références à deux maîtres du sujet, Wes Anderson et Alain Resnais…
En quelques minutes, la vie de Jeanne, ex-femme de l’année, a tourné au cauchemar : l’échec radical de son projet de nettoyage du plastique des océans lui a tout fait perdre, elle qui luttait déjà pour affronter le récent suicide de sa mère. La voilà en route pour Lisbonne, pour mettre en vente l’appartement de cette dernière, et récupérer une somme conséquente qui lui éviterait une faillite personnelle désastreuse. Une rencontre inattendue à l’aéroport va peut-être tout changer…
On voit bien à la lecture de ce synopsis du point de départ de Tout le monde aime Jeanne qu’il n’a rien d’une comédie française traditionnelle, et qu’entre les questions de deuil, d’échec professionnel et de solitude des trentenaires / quadras contemporains, le film de Céline Devaux ne va pas tenir de la plaisanterie facile. Bien entendu, la bande-annonce insiste sur la fantaisie du personnage incarné par l’excellentissime Laurent Lafitte, et laisse espérer quelques moments hilarants…
… des moments qui sont bien présents, mais vont se faire de plus en plus rares, de plus en plus espacés au fur et à mesure que le film avance : clairement, Tout le monde aime Jeanne parle de la dépression – même, ou surtout, lorsqu’on refuse de la nommer : si Jean est capable finalement d’aider / d’aimer Jeanne, c’est parce qu’il a été lui-même victime d’une dépression similaire, et qu’il a su déployer des stratégies, d’ailleurs originales, pour en sortir par le haut, pour vivre à nouveau.
La première partie du film est particulièrement réussie, à la fois touchante et réjouissante, et l’idée de matérialiser les voix intérieures de Jeanne par des scènes en dessin animé est pertinente, et souvent drôle : ces scènes ont été dessinées et jouées – vocalement – par Céline Devaux, ce qui peut permettre d’affirmer qu’elles sont finalement ce que ce premier long-métrage a de plus « auteuriste », au sens de « personnellement important » pour la jeune réalisatrice. L’autre idée intéressante, même si beaucoup plus classique, c’est de faire d’un voyage à Lisbonne (le film est une co-production franco-portugaise) le révélateur et l’illustration des nombreux tourments de Jeanne : la beauté colorée de la capitale portugaise rend encore plus insupportable la grisaille de l’âme de Jeanne, tandis que la dégradation progressive de la ville livrée aux promoteurs immobiliers causée par l’explosion du tourisme fait écho à l’angoisse existentielle de l’héroïne.
Le problème est que, à mi-parcours, le film se met à faire du surplace, comme si Devaux n’avait rien de plus à dire : aucun changement dans le commentaire permanent des personnages imaginaires, comme si finalement ils n’avaient aucun impact sur le comportement de Jeanne, une Jeanne qui reste désespérément atone (Blanche Gardin n’est pas jamais très convaincante dans le film), aucune profondeur nouvelle ni aucune réelle empathie envers les Lisboètes, la culture portugaise, ou même simplement le décor de la ville. Au contraire, plus le film avance, plus il irrite : le seul personnage portugais, Vitor, est une ordure antipathique, l’existence menée par Jean et sa nièce a toutes les caractéristiques de la vie des « expats » français – lui ne parle visiblement pas un mot de portugais – avec leurs cercles fermés et leur indifférence vis-à-vis du pays où ils vivent, même temporairement.
Les deux seules représentations intéressantes de la dépression qui viennent s’ajouter à l’imagerie déployée depuis le début du film sont des plagiats : les méduses flottant en surimpression renvoient à Alain Resnais et son On Connaît la Chanson, tandis que la découverte d’espèces sous-marines chatoyantes reprend exactement l’idée de la Vie Aquatique de Wes Anderson.
On peut trouver pertinente la question de l’apparition du fantôme d’une mère mal aimante (Marthe Keller, à qui on ne donne rien à faire…) et le volet psychanalytique que le film pourrait ouvrir, mais le pire est la conclusion – catastrophique – du film : la simple évocation de la possibilité d’un nouvel amour, évoqué comme une promenade main dans la main de deux amoureux timides, comme remède à la dépression, est une véritable insulte envers tous ceux qui ont souffert ou souffrent encore de cette maladie…
Du coup, on sort de ce Tout le monde aime Jeanne presque irrité par la maladresse du traitement d’un sujet aussi intéressant. Un véritable gâchis, que le talent de Laurent Lafitte n’arrive pas à sauver.
Eric Debarnot