« Soixante kilos de soleil », de Hallgrimur Helgason : Sans famille version islandaise

Si vous avez aimé, en 2022, l’excellent film Godland de Hlynur Palmasson, vous adorerez cette saga racontant la destinée de Gestur un orphelin dans un fjord septentrional islandais. A l’aube du XXe, nous partageons le quotidien de gens très humbles qui combattent pour survivre dans l’un des pays les plus froids et les plus pauvres d’Europe. Captivant et poétique !

HELGASON Hallgri´mur photo
© Heiða Helgadóttir

Gageons que le dernier roman d’Hallgrimur Helgason Soixante kilos de soleil figurera désormais dans tous les guides voyage à destination de l’Islande dans la rubrique des livres qu’il faut lire avant de découvrir les paysages sauvages de ce « pays de glace ». Son dernier roman est une ode romanesque consacrée aux habitants du Fjord Segulfjorddur et sa beauté austère. Les paysages n’ayant peu changé depuis – hormis peut-être la taille des icebergs et le confort des maisons en bois au bord de l’eau- il doit être très doux, en villégiature dans le coin, de s’immerger dans cette saga en lapant de l’aquavit mais pas trop loin d’un feu de cheminée quand même !

HELGASON Hallgri´mur COUV Soixante kilos de soleilHallgrimur Helgason, peintre, dessinateur et traducteur mais aussi auteur de nouvelles est un des nombreux écrivains islandais. Nous rappellerons que l’écriture est après le handball le sport national en Islande et ils ne sont plutôt pas mauvais dans les deux disciplines. Connu en France pour 101 Reykjavik (adapté au cinéma avec Victoria Abril en 2002) ainsi que La femme à 1000o et Le grand ménage du tueur à gage, Soixante kilos de soleil nous raconte en quatre-vingt-dix-sept chapitres et cinq cent soixante pages – c’est parfois un peu long mais cela donne aussi un très grand souffle romanesque au livre – l’histoire de Gestur un orphelin survivant, à deux ans, d’une avalanche ayant enseveli sa maison familiale à flanc de fjord. Autant vous prévenir tout de suite les conditions sont vraiment rudes dans le coin…L’existence du héros qui va nous être raconté tient dans cette phrase : « Tout à coup un sentiment emporta le tout jeune homme comme une avalanche, : l’existence dans ce maudit trou, à l’écart du monde qu’était l’Islande se résumait à une lutte de tous les instants, un combat continuel, perpétuel, une lutte à mort. »

Servi par la traduction d’Eric Boury (ma connaissance de la syntaxe islandaise me permettant évidemment ce jugement…), Soixante kilos de soleil a les vertus d’une grande saga littéraire, cela fourmille de personnages (il faut s’accrocher un peu coté patronyme) : on y croise des pasteurs alcooliques et leurs femmes, des prophètes, des marchands qui ne veulent pas vendre, des pêcheurs norvégiens, des filles perdues qui abandonnent leur progéniture, des pères qui n’assument pas leur paternité, des bons à rien, un agriculteur obsédé par la poésie (mais pas que), des gens humbles, à la limite de la servitude, qui combattent pour survivre et tout cela gravite  autour du personnage central, Gestur, auquel on est forcé de s’attacher.

Cette comédie humaine se joue dans le mouchoir de poche d’un fjord dont il est difficile voire impossible de s’échapper tant les conditions météorologiques sont extrêmes et les moyens à disposition des habitants pour le faire sont inexistants : pas d’argent, pas de bateaux assez puissants et pas de volonté de le faire tant la servitude et la fatigue inhérente aux conditions de vie les empêchent même de rêver à un autre avenir et ce jusqu’à l’arrivée des sauveurs norvégiens. Le monde décrit par l’auteur est celui-ci : « En Islande, le monde du travail était figé depuis mille ans. Les taches saisonnières formaient les maillons fixes d’une chaine immuable : agnelage, sevrage, transhumance, fenaison, abattage, semaines passées à tricoter, campagne de pêche hivernale, campagne de printemps…Chaque journée de travail était la suite logique de la veille et prélude au lendemain. ».

Par ce biais romanesque, Hallgrimur Helgason nous raconte aussi l’histoire moderne de l’Islande. Un des autres intérêts du livre, au-delà de suivre les aventures de notre héros et de ses congénères, est aussi de découvrir la vie des Islandais (toujours sous domination danoise) au début du XXe siècle. Avec humour l’écrivain écrit ainsi : « Les Islandais avaient beau habiter depuis mille ans un des endroits les plus neigeux du monde, ils continuaient à espérer que cet épais manteau ne serait qu’un phénomène passager et n’avaient jamais conçu d’outils efficaces pour lutter contre la neige. C’est un exemple criant de l’infatigable optimisme de notre nation. ». On apprendra aussi au cours de notre lecture que les habitants de ces fjords n’ont découvert l’usage des allumettes qu’à l’arrivée des pêcheurs norvégiens au début du XXe ou encore – et malgré la famine qui sévissait une grande partie de l’année – que les autochtones dédaignaient manger les harengs qui grouillaient dans leurs eaux leur préférant survivre en avalant de la soupe aux lichens…La pêche aux harengs et le salage finiront par permettre un essor économique qui libèrera la plupart des habitants de la servitude. Si l’écrivain de Soixante kilos de soleil n’était pas islandais, on finirait par penser que ce roman est vraiment à charge contre les habitants de l’ile (surtout des fjords) tant il les décrit comme étant des « crétins des fjords » (la consanguinité devait aussi avoir sa part). L’auteur loue néanmoins un certain discernement chez les islandais : « Peu de peuples avaient pour les tocards autant de compassion que les Islandais, lesquels se montraient d’autant plus magnanimes et bienveillants quand ils assistaient à la chute de hauts dignitaires. ». Où en vient à parler des pasteurs…

“Godland” de Hlynur Pálmason : la grâce et la matière

Comme on le voit dans l’excellent film Godland sorti en 2022, ces endroits reculés sont un terrain de prédilection pour les pasteurs qu’on envoie évangéliser ( ?) les populations en manque de repère ( ?) et même si ces hommes de foi finissent tous par plus étudier les étiquettes des bouteilles de gnole que les évangiles en laissant après coup des veuves sur le terrain. Dans Soixante kilos de soleil l’autre héros important Arni, un jeune pasteur, n’est pas non plus un fou de la messe, l’église s’étant envolée lors d’une tempête, il se retrouve sans maison du seigneur pendant dix-neuf mois (à sa grande joie ainsi que celle des habitants juste un peu ennuyés à cause des enterrements non célébrés), ce qui lui permet de se consacrer à sa passion : récolter et « compiler » des chansons islandaises du passé dans les fermes avoisinantes. Ceci donne un exemple du pittoresque de la galerie de personnages que nous sommes amenés à côtoyer, bref l’humour caustique n’est jamais loin.

Certains lecteurs reprocheront sans doute à cet épais roman d’être trop long comme une soirée Islandaise quand le soleil ne veut pas se coucher et que l’aquavit manque mais cela lui donne aussi son charme prégnant, nous nous retrouvons ainsi engloutis grelottant au fin fond de ce fjord. Fort heureusement le rythme des quatre-vingt-dix-sept chapitres évite au lecteur de sombrer dans une narcolepsie liée au froid glacial.  Chaudement recommandé.

Éric ATTIC

Soixante kilos de soleil
Roman de Hallgrimur Helgason
Traduction de l’islandais : Eric Boury
Gallimard – Du Monde Entier
560 pages – 27€
Date de parution : 11 janvier 2024