Ty Segall – Three Bells : la maturité ?

Nouveau double album pour le trublion Ty Segall avec Three Bells et une confirmation : bye-bye l’anarchie jouissive des premiers émois, désormais la folie est contenue et calibrée. Un mal pour un bien et inversement !

Ty Segall-2024
© Denee Segall

Pour la première fois depuis 2008, Ty Segall a passé une année civile complète sans publier le moindre projet, ni solo ni au sein de l’une de ses nombreuses formations : un événement à souligner tant ce stakhanoviste notoire avait pris soin de se montrer productif en suivant ses inspirations rock psyché, heavy ou plus folk. Comme pour se rattraper, le Californien prend 2024 à bras le corps et attaque dès janvier avec un double-album, Three Bells. Composé de 15 titres étalés sur plus d’une heure, ce dernier-né s’inscrit donc, du moins dans sa structure fleuve, dans la lignée de Manipulator et Freedom’s Goblin, soit deux des opus les plus réussis de la longue discographie du rockeur. En route pour la passe de trois ?

ty segall - Three BellsA l’écoute on comprend tout d’abord mieux ce temps de latence à la création – tout est relatif, mais on est sur l’échelle de Segall là : les structures sont plus complexes, plus travaillées, plus longues également. En effet, d’un seul coup d’œil jeté sur le tracklisting, on se rend compte que la moitié des morceaux dépassent les quatre minutes, alors que Segall a longtemps été un adepte des morceaux courts mais intenses. Ici on prend son temps, on pose, on compose, on décompose et ainsi de suite.

Void, premier single sorti l’été dernier, en est le parfait exemple : durant sept minutes, Ty passe d’une ambiance inquiétante un peu deep façon Thom Yorke, qu’il casse avec une transition métal, avant de switcher d’un coup pour un second morceau en un, et de terminer sur une envolée finale bardée de ces guitares lourdes dont il a le secret. Envoyer ce titre en éclaireur relève de tout sauf d’un hasard, et avait pour but de donner la tendance à venir.

Three Bells est sans doute son disque le plus élaboré musicalement, et si les derniers solos laissaient déjà apparaître ce profil, il est poussé à son paroxysme sur celui-ci. Qu’il loin le temps du lo-fi spontané et redoutable qui a tant fait sa renommée au début des années 2010 ! Ou même de l’énergie déployée sur les deux sommets cités plus haut, avec lequel Three Bells n’a de comparable finalement que la longueur.

Cette évolution est néanmoins respectable et répond à une certaine logique pour un artiste aussi créatif, foisonnant d’idées. C’est ensuite une question de goûts et de couleurs. Ce qui est perdu en fraîcheur est récupéré en épaisseur, même si cette homogénéité linéaire risque de desservir l’esprit rock’n’roll de son auteur. Chacun aura son prisme d’analyse de cette évolution, et il est difficile de véritablement répondre sans apporter de nuance dans un sens ou l’autre.

Toutes les expérimentations et compositions 2.0 ne sont pas de facto couronnées de succès et peuvent laisser plus d’un auditeur sur le carreau, comme Denee, morceau / bœuf quasi instrumental (si l’on excepte la répétition du prénom de sa dulcinée au début et à la fin), et on ressent comme un manque de vitamines sur un I Hear ou un Hi Dee Dee. Et dans le même temps, il est difficile de ne pas se laisser attraper par Reflections, Watcher ou encore la rythmique entêtante de Move, avec d’ailleurs Denee assurant la partie vocale. A noter que le couple est derrière cinq titres et que Ty n’a pas hésité, une fois n’est pas coutume, à appeler les petits copains à la rescousse, avec Emmett Kelly à la basse et les autres membres du Freedom Band lorsque l’occasion le demandait.

Evidemment, l’ADN de Ty Segall est encore bel et bien reconnaissable, et l’on retrouve sa patte pour assurer un fan service de qualité : le single My Room, à la signature reconnaissable dès les premières secondes, Eggman pour les plus friands de sa face « fuzz », le bien barré My Best Friend dédié à son chien, ou encore l’excellent Wait, où son côté folk-rock flirte de plus en plus avec une pop song parfaite. Autant de titres qui mettront vraisemblablement tout le monde d’accord et prouvent le talent intact de leur créateur. Tout en répondant peut-être aussi d’une certaine manière à la question posée plus haut : oui, on a perdu en éclat au fil des années et la fougue de la vingtaine a laissé place au sérieux de la trentaine, mais n’est-ce pas cela que l’on appelle la maturité ?

Alexandre De Freitas

Ty Segall – Three Bells
Label: Drag City/Modulor
Date de sortie: 26 janvier 2024