Magnifique déclaration d’amour à sa ville multiculturelle, l’auteur nous raconte avec verve son parcours dans la bande dessinée, sur un ton oscillant entre humour et angoisse, dans un contexte de montée de l’intolérance religieuse. On n’a pas fini d’entendre parler d’Ersin Karabulut !

Ersin Karabulut, figure emblématique de la bande dessinée turque, signe avec Journal inquiet d’Istanbul une autobiographie vibrante, où se mêlent talent graphique, récit poignant et critique sociale. Istanbul, ville qu’il dépeint avec amour et réalisme, devient un véritable personnage, avec ses ruelles animées, ses minarets omniprésents et ses contrastes saisissants entre tradition et modernité. Pas de doute, on y est ! Et pour ceux qui n ‘y auraient jamais mis les pieds, c’est une excellente occasion de découvrir un pays finalement assez méconnu de ce côté-ci de l’Europe.
Le premier volume, paru en 2022, pose les bases d’un récit intime et universel. Karabulut y raconte son enfance marquée par une passion précoce pour Tintin, Astérix, Popeye, Superman et les comics US, ses débuts difficiles liés à un environnement peu favorable, et ses premiers pas comme caricaturiste. À travers un style fluide et un humour candide, il expose les entraves rencontrées : un contexte familial exigeant, des contraintes financières, et la montée d’un climat politique plus conservateur sous l’influence des islamistes. Le quartier de Beyoğlu, refuge des artistes, devient un symbole de liberté dans un parcours semé d’embûches.
Sur le plan graphique, le trait dynamique de Karabulut, mêlant finesse de la ligne claire franco-belge et impact du comics indépendant américain, capte l’attention. La richesse de ses couleurs et son sens aigu de la mise en scène renforcent l’immersion dans ce récit sincère et attachant.
Publiée début janvier, la seconde partie, plus sombre, explore les années 2007-2017, marquées par l’ascension autoritaire de Recep Tayyip Erdoğan et le recul des valeurs laïques d’Atatürk. Ersin Karabulut y décrit la répression croissante, l’intolérance religieuse et les menaces pesant sur les voix dissidentes, y compris les caricaturistes. Malgré cette atmosphère pesante, il partage également des moments de solidarité, notamment la création du magazine Uykusuz avec ses amis, un projet mêlant passion et débrouillardise.
Des anecdotes lumineuses, comme sa visite au festival d’Angoulême, contrastent avec des épisodes douloureux, tels que l’impact des attentats contre Charlie Hebdo. Cette conjonction d’événements nourrit ses doutes quant à l’avenir de son métier et de son pays, mais aussi son désir de continuer à créer, malgré le poids des incertitudes.
Au-delà de la qualité exceptionnelle de son dessin et de son écriture, on peut saluer l’humanité d’Ersin Karabulut. Son œuvre, à la fois personnelle et politique, trouve un écho universel. Par son regard lucide et son ton empreint d’autodérision, il incarne un pont entre l’Orient et l’Occident, à l’instar de Riad Sattouf. Journal inquiet d’Istanbul est une œuvre coup de cœur, promettant de laisser une empreinte durable dans le paysage de la bande dessinée internationale. On attend la suite avec une sincère impatience.
Laurent Proudhon
Journal inquiet d’Istanbul, volume 1 & 2
Scénario & dessin : Ersin Karabulut
Éditeur : Dargaud
volume 1 : 152 pages – 23,95 €
Parution : 19 août 2022
Volume 2 : 184 pages – 25 €
Parution : 3 janvier 2025
Journal inquiet d’Istanbul, volume 2 — Extrait :
