Anne Paceo – S.h.a.m.a.n.e.s : un grand voyage à travers les continents

La batteuse de Jazz Anne Paceo sort avec S.h.a.m.a.n.e.s un disque encore une fois inclassable qui ne doit pas grand chose aux standards du Jazz, qu’il soit Free ou qu’il soit Be Bop. Sa musique tend toujours plus vers une Pop racée et enthousiaste. Un album charmant et fébrile, accueillant et vivant.

Comme le dit si bien Emmanuelle Parrenin, « la musique peut soigner et peut nous révéler à nous-même ». La musique n’est pas seulement une histoire, elle est aussi un baume, un bain tonique et vivifiant. La musique est d’abord née du son, du rythme. C’est une évidence mais il est toujours bon de le rappeler. Il suffit de regarder l’enfant tout petit pour se rappeler que la musique est une vision poétique du son, du rythme comme un pouls souverain mais modeste. Les musiques premières ont toujours eu un caractère religieux, dans les temps anciens, au coeur des sociétés primitives, c’était la transe que l’on cherchait à atteindre par le son et la mélopée. Cette obsession continue de circuler des raves parties sauvages jusqu’aux formules d’un Louis Thomas Hardin. Retrouver cet état de transe c’est à nouveau se mettre en communication avec la rotation d’une terre qui dérive dans le cosmos. C’est se laisser gagner par ce sentiment d’absurdité qui nous saisit à chaque instant. La musique perd de son sens si elle délaisse cette quête. Même le morceau le plus anecdotique conserve en lui une forme de caractère sacré peut-être crypté, peut-être même inconnu de son créateur.

Anne Paceo, elle, le sait très bien. Elle en a pleinement conscience. La faute sans doute à son instrument de prédilection, la batterie et les percussions. Avec S.h.a.m.a.n.e.s, ce septième album, Anne Paceo est partie d’un postulat introductif comme elle le présente dans le communiqué de presse qui accompagne la sortie, à savoir « plonger tête baissée dans les possibilités vocales et percussives de sa musique mais aussi nous emmener en voyage, mais pas n’importe quel voyage, celui d’un chamanisme « profondément humain » et sans âge ». Rien de surprenant donc à voir la voix et les textes comme des textures sonores avec les collaborations d’Isabel Sorling et Marion Rampal. Chaque pièce de l’ensemble n’est qu’un élément constitutif, une partie indissociable d’un grand tout. Ce disque nous rappelle toute la valeur de la vertu collective quand elle sait saisir les vraies problématiques, quand elle ne se fait pas piéger par la discipline chaotique de la foule.

Alors bien sûr, les structures complexes des douze pièces musicales renvoient au Jazz mais comme souvent chez Anne Paceo, ce n’est pas aussi simple. On y entend un grand voyage entre des continents, l’Afrique, l’Indonésie de la Gamelan Music mais aussi l’Europe Pop. C’est certes complexe mais toujours limpide, accueillant et généreux, fébrile et honnête, radieux mais jamais mièvre. On reconnaît dans cette démarche cosmopolite quelque chose qui nous renvoie aux disques de Yann Tambour et de Stranded Horse, un sentiment qui va au-delà de la seule ouverture d’esprit mais à une rencontre de l’autre dans ce qu’il le constitue comme individu, comme partie prenante d’une culture prégnante, comme le fruit d’un environnement, comme la matière en marche d’un corps qui bouge et danse.

Ce qui est remarquable dès la première écoute de Shamanes, c’est la concision de chacun des titres (du moins la grande majorité) mais aussi le caractère litanique et lancinant des morceaux avec comme exemple le plus probant de cette nature Reste Un Oiseau  qui poursuit sa progression dans un ostinato rythmique.  Quel serait le pire écueil d’un disque qui s’empare de la thématique de la transe ? Sans doute de tomber dans une image frelatée un peu carte postale et clichetonnante des Maîtres Fous de l’ethnocinéaste Jean Rouch. Dans ce registre récent, il n’y a guère que Jean-Sébastien Nouveau qui a réussi avec les disques des Marquises à s’emparer de cette recherche sans tomber dans un piège ethnocentriste. Les Marquises sont plus sur un versant expérimental et post-punk, allant s’inspirer directement dans l’exotica étrange de Moondog. Anne Paceo choisit elle une autre approche, celle d’une possible fuite en avant, celle d’une prise de risque permanente dans un disque qui ne cesse de se rendre imprévisible. Le sublime Mirages côtoie le surréalisme de Wide Awake.

« Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on peut en dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. »

Albert Camus

Pour réussir ce type d’album, il faut savoir lâcher prise, ce que réussit avec aisance Anne Paceo. Lâcher prise, c’est accepter de se confronter à l’accident, à l’irrationnel, à l’absurde, à ce je ne sais quoi de précieux qui se cache au-delà de l’angoisse, au-delà de la conscience dans cet espace minuscule entre l’incroyance et le besoin d’absolu, ce perpétuel paradoxe qui habite chacun de nous.

Il y a les musiques qui saisissent le silence et celles qui occupent l’espace. Celle d’Anne Paceo est dans un entredeux gracile et fort, incarné et flou, fébrile et vivant.

Greg Bod

Anne Paceo – Shamanes
Label : Jusqu’à la nuit
Sortie le 25 mars 2022