« Moi, le glorieux », de Mathieu Belezi : Colonial Kurtz

Après Attaquer la terre et le soleil, Mathieu Belezi dans Moi, le glorieux nous propose un nouveau récit intense sur L’Algérie coloniale. Dans un style unique il nous relate la vie d’Alfred Vandel, colon ultra riche, qui refuse de quitter ses terres en 1962. C’est la vie d’un personnage démesuré, odieux et terrifiant dans une apocalypse algérienne.

Mathieu Belez
@ Edoardo Delille

Avant même d’avoir lu une seule ligne du nouveau roman de Mathieu Belezi, Moi le glorieux, le lecteur cinéphile sera happé par la couverture qui fait ressurgir des ténèbres la figure du Colonel Kurtz incarné par Brando dans Apocalypse Now. Cette reproduction de Il Dubbio de Luca Palazzi n’a sans doute pas été choisie au hasard par Le Tripode car ce qu’on va nous raconter là a bien à voir avec un personnage conradien : une sorte de demi-dieu (du moins le pense-t-il) qui a exploité pendant plus de cent trente ans les populations locales pour se gaver éhontément.

Nous sommes bien en Afrique, mais au nord, en Algérie.  Plus adipeux encore que Brando, Alfred Vandel, notre « héros », fait bien son quintal et demi, a environ 140 ans, est pourvu d’un conséquent braquemart dont il est très fier et a surtout un lourd et riche passé colonial. Sorti avant l’excellent Attaquer la terre et le soleil (Prix du Monde 2022 et Livre Inter 2023), Moi, Le Glorieux avait été publié par Flammarion en 2011 au sein de l’ouvrage Les vieux fous. Il poursuivait le cycle algérien de Mathieu Belezi. Si son récent succès de librairie nous faisait découvrir l’arrivée dans la souffrance, sur les terres algériennes, de colons miséreux et la violence abjecte des soldats qui étaient censés les protéger, son dernier ouvrage nous décrit le destin d’un soudard qui a su largement profiter du système colonial pour grassement s’y enrichir.

A quoi reconnait-on les écrivains dignes de ce nom ? A leur patte, à leur style mais aussi à leurs tics. Comme dans Attaquer la terre et le soleil, le lecteur va s’immerger dans un récit à deux voix : celui d’un Alfred Vandel reclus dans sa maison encerclée en 1962 par les fellaghas qui en veulent à sa richesse, son passé d’exploitant colonial, et un autre Alfred Vandel au sommet de sa gloire dans les années glorieuses de l’Algérie Française.

Les chapitres commençant par « Je peux vous le dire, ils ne m’auront pas » nous font partager son quotidien sordide dans sa villa-refuge, en 1962 (nous présumons), où « quinze légionnaires déserteurs patrouillent dans le jardin » et où Ouhria « sa chafouine Mauresque » doit subir ses assauts mais aussi le récit de ses heures de gloire : épopées mémorables qui sont relatées dans les chapitres s’ouvrant par « C’est moi ». Afin de camper un peu mieux le personnage sans rien trahir du roman nous pouvons citer : « C’est moi, oui c’est moi qui au bon temps de Pétain », « C’est moi, oui c’est moi qui étais l’homme préféré des femmes d’Algérie, la longueur de mon braquemart m’avait rendu célèbre du Cap Matifou au djebel Amour », ou encore et pour définitivement planter le décor du roman : « C’est moi, oui c’est moi qui ai lancé à grande échelle la culture de la vigne, achetant avec l’argent de la banque d’Algérie et du Crédit Lyonnais des hectares de terres sauvages que les bras désœuvrés des fellahs avaient abandonnées des siècles durant aux racines des palmiers nains. ».

Moi, le glorieux fait dans la démesure, dans l’excès, on bouffe, on baise, on étripe, on corrompt, on persécute et surtout on fait suer le burnous. Autant le récit d’Attaquer la terre et le soleil empruntait au style aride, solaire de Camus ou encore au peu de mots archaïques des personnages de Faulkner, autant on est ici dans le rabelaisien paillard, gargantuesque, mais aussi dans un excès célinien acide, dans cette forme d’aveuglement autiste avant la chute finale. Comme on est dans une certaine forme de farce, il y également du Tartarin de Tarascon chez Alfred Vandel.

Moi, le glorieux n’est pas, comme le souligne le 4ème de couverture, qu’ « un roman de la démesure coloniale et de la folie occidentale », c’est un grand texte littéraire qui restera mais c’est surtout un témoignage sur la France des colonies. Les passages qui relatent la visite des officiels de la France métropolitaine en Algérie et tous les potentats locaux qui font ce qu’il faut pour leur être agréables sont édifiants. On ressent l’empressement des colons à remettre tous ces braves gens dans les vols de retour (non sans leur avoir soutirer des fonds) afin de bâtir une Algérie française bien à leur main et se gaver en conséquence. Le personnage d’Alfred Vandel, comme l’a mentionné Mathieu Belezi, est inspiré par trois riches colons qui avaient mis l’Algérie sous leur coupe : Henri Borgeaud, Laurent Schiaffino et Georges Blachette. Ces trois notables coloniaux s’efforceront évidemment, par tous les moyens, de s’opposer à donner plus de droits aux autochtones afin de pouvoir continuer à s’enrichir éhontément.

Que dire au lecteur délicat qui peut se trouver effrayé voire choqué par le style, les exagérations de Belezi qui relatent l’hubris d’Alfred Vandel, mais surtout les excès du colonialisme ? Il faudra sans doute rappeler à ce lecteur timoré que parfois toutes les vérités sont bonnes à dire, et qu’il ne faut jamais oublier le passé, surtout dans nos époques bien troublées. Bref Moi, le glorieux fait œuvre au sens propre et figuré. Recommandé.

Éric ATTIC

Moi, le glorieux
Roman de Mathieu Belezi
Le Tripode
336 pages – 21€
Date de parution : 7 mars 2024