L’exercice du deuxième roman est toujours périlleux. Renaud de Chaumaray passe l’épreuve avec brio. Finaliste du Prix du roman Fnac 2025, Quitter la vallée surprend avec ses trois récits enchâssés qui s’entremêlent et révèlent très progressivement leurs ramifications inattendues ainsi que des fantômes oubliés qui ressurgissent de ce Périgord noir où le temps et la roche se confondent.

Une vallée, celle de la Vézère en Dordogne. Trois récits, trois duos.
Suite à un départ précipité, une mère et son fils fuit Bordeaux pour venir s’installer dans une maison isolée sans réseau téléphonique . Falaise dominant la combe, densité végétale, une bulle de bien-être où les ventres se dénouent malgré la peur de l’inconnu … jusqu’à ce que le garçon disparaisse mystérieusement.
Puis un père, technicien de maintenance à Lascaux IV, passionné d’art pariétal, et sa fille, étudiante en médecine, partent explorer une cavité mise à jour dans la pente d’un gouffre par le déracinement d’un vieil hêtre. Lui, casse-cou et indiscipliné, est emporté par l’euphorie de, peut-être, réaliser son vieux rêve de découvrir une grotte ornée non répertoriée ; elle, raisonnable et pragmatique, cherchant à contrôler une exploration potentiellement dangereuse.
Et enfin, deux jeunes qui gens viennent de se rencontrer lors d’un mariage. Lui, agriculteur vivant avec sa mère, inexpérimenté des choses de l’amour, se consume de désir et d’amour pour cette touriste libre et libérée qui s’intéresse à lui, alors qu’il pensait cela impossible, et le met dans tous ses états comme cela ne lui était jamais arrivé. Pour la séduire, il lui fait visiter les superbes terres autour de sa ferme.
« Vue d’ici, la vallée semblait paisible. La rivière, en son sein, traçait des arabesques, contournait les collines et les éperons rocheux. Rien ne trahissait les drames et les prodiges qui s’y jouaient depuis des millénaires. La vallée engloutissait les histoires et les vies, s’en gorgeait comme une éponge oublieuse. »
Trois destins qui semblent complètement indépendants et qui évidemment ne le sont pas. On connaît le procédé. Comme à chaque fois qu’un auteur nous fait le coup, on guette les indices qui permettront de relier les trois arcs narratifs. Comme souvent, on s’attend à être assez vite fixé … et pas du tout … les intrigues avançant avec un sens du suspense évident, il faut attendre les deux derniers chapitres (et un twist assez génial) pour découvrir LE lien qu’on n’avait absolument pas vu venir.
« Johanna eut la sensation que le présent était une notion illusoire et que, glissées dans ses replis, différentes époques cohabitaient, persistaient comme des échos têtus »
Dans une vallée immuable qui a vu passer des générations d’hommes depuis le Paléolithique, où « les paysages racontaient sans ambages l’affrontement qui opposait l’eau à la pierre », le roman joue avec le temps et les temporalités. Comme dans la grotte qu’explorent Johanna et son père, la notion de temps semble suspendue juste par la magie d’un regard sur une peinture pariétale faite par un humain d’il y a plusieurs millénaires. Renaud de Chaumaray manipule avec aisance les non dits et les zones d’ombres, invitant ainsi le lecteur à recomposer tout seule une intrigue générale qui alterne scène sous tension et d’autres plus contemplatives.
Et au-delà des révélations finales, c’est toute une réflexion sur le désir farouche que l’on éprouve, tôt ou tard, d’échapper à sa propre condition. L’étudiante en médecine qui a ressenti l’envie impérieuse de voir autre chose que sa vallée et qui finit par se dire que c’est là qu’elle vivra adulte ; le jeune agriculteur qui rêve d’asphalte, de béton et de bruit, coincé qu’il est dans sa ferme aux côtés d’une mère qui devient folle et qu’il ne se résout pas à faire interner ; la mère de famille qui fuit son mari violent et se retrouve avec un enfant disparu alors qu’elle pensait être sauvé. Tous les personnages ont un rapport différent à la vallée, refuge, quête d’évasion ou piège, mais tous ont la volonté de se réinventer une trajectoire personnelle pour faire fi du poids des héritages familiaux.
Renaud de Chaumaray a composé un roman rythmé par un suspense très prenant qui sait dire les blessures et les rêves d’une vie, ses échecs aussi, avec une belle profondeur. Une réussite.
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Marie-Laure Kirzy
