Intisar en Exil : très beau portrait d’une femme moderne au Yémen

Intisar en exil nous offre l’occasion rarissime d’entendre la parole de femmes yéménites chassées de leur pays par la guerre. Un livre pour mieux comprendre qui elles sont et pourquoi nous les aimons comme des sœurs.

Intisar en Exil 

Que savons-nous, que comprenons-nous du terrible conflit qui dévaste le Yémen depuis des années, et qui rejoint en horreur ceux de Syrie et d’Irak ? Rien, et l’honnêteté nous pousse à avouer que cela ne nous empêche pas de dormir, non ? Lire Intisar en Exil nous offre une perspective politique claire, en même temps qu’un point de vue « de l’intérieur » sur l’absurde complexité des luttes de pouvoir entre factions dont les alliances se font et se défont en dépit de toute logique, ainsi que sur la situation des victimes (ou futures victimes) civiles impuissantes : ne serait-ce que pour cela, la lecture de la BD de Pedro Riera et Sagar serait déjà nécessaire…

Intisar en ExilMais l’intérêt du second tome de ce Portrait d’une femme moderne du Yémen après le célébré La Voiture d’Intisar va bien au-delà de cette vision géopolitique, aussi riche et subtile soit-elle : alors que fait rage dans nos démocraties occidentales le débat sur l’islam et la condition de la femme, voilà une approche qui pourrait bien bouleverser nos préjugés, ou tout au moins nous aider à réfléchir sur la résilience du désir d’émancipation des femmes dans une société écrasée par des traditions machistes et patriarcales insupportables. L’idée de génie de Pedro Riera a été en effet d’interviewer longuement des réfugiées yéménites, et d’inventer un personnage, Intisar donc, qui lui permette de donner la parole à ces femmes doublement invisibles parce que issues d’une culture en disparition et réduites au silence par leur statut d’immigrées plus ou moins légales.

Bien entendu, et c’est là que la lecture de Intisar en exil est à la fois un choc et un plaisir de chaque instant, aucune victimisation ici, aucunes larmes de crocodiles, aucune compassion plus ou moins politiquement correcte : Intisar est un sacré numéro, à l’aise dans sa peau et derrière son voile incontournable dans la société dans laquelle elle vit ! Elle se bat au quotidien pour vivre sa vie comme elle l’entend, mais elle sait aussi s’amuser, jeter un regard ironique, voire cruel, sur les absurdités qui l’entourent. Elle est… moderne alors qu’elle vit dans un monde que l’on ne peut que qualifier d’archaïque de notre point de vue occidental. Elle est… libre alors que tout conspire autour d’elle pour la priver de son droit d’exister en tant que femme, en tant qu’être humain. Elle est un personnage extraordinaire, et au fil de courts chapitres souvent très drôles, elle devient notre amie, notre sœur. Quand nous refermons Intisar en Exil, nous aimons Intisar, et nous comprenons un peu mieux derrière le brouillage politique et médiatique qui tente de nous rendre plus ignorants, plus intolérants, plus haineux, combien elle nous est PROCHE.

Il nous reste à ajouter que le graphisme et l’usage des couleurs de Sagar sont absolument remarquables – il est souvent impossible de ne pas s’arrêter pour savourer le dynamisme et l’élégance d’une case, ce qui est évidemment une sorte de bonus merveilleux d’un récit qui tiendrait de toute manière « tout seul », tant il est fort et pertinent.

Même s’il s’agit là d’une expression toute faite qui a perdu son sens profond à force d’être utilisée à des fins promotionnelles, comment de ne pas dire que la lecture de ce livre est INDISPENSABLE ? Il n’est pas si fréquent de refermer une BD en sachant que l’on a appris des choses importantes, et que l’on est sans doute devenu une personne meilleure, grâce au travail de ses auteurs. INDISPENSABLE, on vous dit !!!

Eric Debarnot

Intisar en Exil
Dessin et couleurs : Sagar
Scénario : Pedro Riera
Editeur : Delcourt – Collection : Encrages
Date de publication : 12 septembre 2018