Bertrand Belin – Persona : les mots en personne

Bertrand Belin, pour son sixième album, sobrement intitulé « Persona », scrute le paysage de la modernité avec ses yeux de hibou grand duc.

Bertrand Belin 2018
Credit photo : Bastien Burger

« Petit à petit, l’oiseau fait son bec », « Et quand vient le soir, qui vient à coup sûr, il veut avoir dit quelque chose ». Cela commence un peu comme un impossible envol. Il y est question d’oiseaux qui font leurs nids sur des volcans endormis, de hiboux aux yeux perçants, grands ducs qui voient tout, du haut de leur majesté, au-delà de ce rideau de brume de la facilité qui enveloppe parfois les choses pour nous empêcher d’en saisir la substance. Un peu comme la chanson française d’aujourd’hui, qui fait souvent la part belle à l’enveloppe plus qu’au contenu, oubliant que les mots doivent être vécus avant d’être prononcés. C’est là que je ne sais pas trop si Belin y réussit ou s’il y échoue. Quand j’écoute « De corps et d’esprit » ou « Bronze », je dis oui ; mais lorsque j’entends « Sur le cul » ou « Camarade », je suis moins convaincu.

bertrand belin - personaBertrand Belin, suite à son chef d’œuvre « Hypernuit » semble avoir changé son fusil d’épaule, changé de posture. Nous avons quitté la modernité pour la conceptualité, nous sommes passés du figuratif à l’abstrait ; une abstraction qui aurait besoin de tout un vocable pour se justifier. Mais, pour moi, Belin n’est pas forcément parti dans la mauvaise direction, je dirai même que c’est par là qu’il faut fouiner, qu’il faut fouiller la matière grouillante des mots. Mais peu sont ceux qui ont su relever le défi de l’énumération et de la nomenclature comme par exemple, en littérature, un Francis Ponge ou un Valère Novarina. Une écriture où la substance des choses serait plus importante que leur signification. Une quête de l’état mélancolique qui préfigure à toute vision lucide du monde. Et pour ce faire, Belin use de la racine des mots jusqu’à la corde, choisissant le pouvoir d’évocation plutôt que la démonstration de force de l’émotion. Et toujours dans la lenteur qu’on lui connaît, un rythme qui lui sied si bien depuis ses débuts, déployant plusieurs chansons où le mystère est de mise.

Oui, rien ne se donne facilement chez Belin, la voix même, qui semble vouloir se cacher derrière ses lèvres. Les mots sont réduits à leur plus simple appareil. Il y parle d’un mouvement oscillant, quasi perpétuel, avec du glissé, du redressé, nous donnant l’image d’un homme qui cherche à être en phase avec son décor. Dans cet album où il est beaucoup question de la vue, du visible et de l’invisible, de l’acte de voir en général, je me suis assez vite retrouvé perdu, ne sachant où aller, comme un auditeur aux yeux bandés marchant dans un parc grouillant de sons et d’oracles. Il y est question de se cacher, d’apparaître, de se confondre avec son ombre.

L’écriture de Belin se fait de plus en plus abstraite, et bien souvent déconcerte, car il y est moins question de personnages, comme dans ses deux premiers albums, que de paysages ou de décors où l’être se campe. Il y poursuit le tracé d’une chanson plus conceptuelle qu’émotionnelle, se situant non pas dans l’action mais en retrait. Il y a des gens qui passent, des visions animales qui préfigurent l’humain, des petits éclairages du quotidien. Nous sommes loin des grandes idées et de l’incantatoire, Belin préfère l’économie et le frugal. C’est l’histoire d’un homme qui marche, un peu à la manière d’un Giacometti, seul, face aux éléments, lucide sur le monde qui l’entoure et qu’il traverse, à la recherche « d’un pays où vivre, vivant de corps et d’esprit » comme cette sculpture qui trône au milieu du parc de « Bronze » avec ses personnages en déshérence qui ne font que passer ou qui « remontent leur froc ». Dans des coins d’architecture manquée, il n’est pas facile de réussir sa vie d’être humain. Tout est fait pour que celui-ci disparaisse, se fonde avec l’environnement qu’il a créé. Tout est tracé au cordeau, dans le béton froid que la main touche et l’horizon amenuisé qui empêche tout regard de se porter plus loin qu’il le pourrait.

Dionys Décrevel

Bertrand Belin – Persona
Label : Cinq7 / Wagram Music
Date de sortie : 25 janvier 2019