Il y a 45 ans, jour pour jour, Ian Curtis se donnait la mort. Closer, le second album, posthume donc, de Joy Division nous parle mieux que quiconque de cette tragédie…

« Le 18 mai 1980, l’archiprêtre de Manchester sur spleen parvenu à la pure sublimité désastreuse mystique, consumé d’un mormorisme cold-wave devenu à lui-même sa réponse et sa question, son assomption et sa perte, Ian Curtis (…) notre James Dean gothique s’est lancé à corps perdu dans la vie, c’est-à-dire dans le vide. » [1]
35 ans après cette envolée lyrique bayonesque (j’allais dire taillée au cordeau…) et 45 ans jour pour jour après cet évènement marquant pour le rock britannique, je vous propose un voyage dans le temps, via la planète Manchester, sur l’un des albums majeurs de tous les temps, en cette année charnière entre deux décennies. Un album fondateur du son dit “gothique”, déjà audible sur Unknown Pleasures, mais ici proprement sublimé.
Closer est le second album de Joy Division, enregistré en deux semaines de mars 1980 au studio Britannia Row de Londres, alors propriété du Floyd. Album posthume pour Ian Curtis dont le destin tragico-romantique y est indubitablement lié, posthume puisqu’il sortira le 18 juillet.
L’enregistrement est quelque peu chaotique, eu égard, outre le management quasi-autistique de Martin Hannett (nous y reviendrons), aux turbulences que traverse Ian Curtis, confronté non seulement aux douloureux effets secondaires des médicaments contre l’épilepsie, lesquels n’empêcheront d’ailleurs pas les crises, mais aussi, et peut-être surtout, à la tempête dans son couple puisqu’il vit plus ou moins séparé de sa fille Natalie et de son épouse Deborah, celle-ci ayant découvert son “idylle”, purement platonique, avec une journaliste belge. Ce contexte rappelé ici permet d’offrir quelques clés de compréhension de l’ambiance de ce disque.
Comment transformer l’essai d’un premier disque que l’on sent précurseur, salué par la critique et très honnête succès commercial pour un label indépendant ? C’est la question que de nombreux groupes ont dû se poser au moment d’enregistrer leur deuxième album. Martin Hannett avait sans doute déjà sa réponse, toute personnelle : parachever les expérimentations déjà esquissées sur Unknown Pleasures et faire du studio d’enregistrement un instrument à part entière.
Un son spatial encore plus prononcé par la combinaison de plusieurs effets retard tels que le Double bass Marshall Time Modulator, que Hook surnommera « le time waster »[2] ou les racks AMS DMX 15-80S (D pour Delay) et RMX (Reverb), conçus par des ingénieurs de Burnley, et dont Hannett aurait participé à la finalisation [3], effets tant sur les guitares que sur la pédale de la grosse caisse ou la caisse claire de Stephen Morris. On peut aussi noter l’exploitation intensive des chambres d’écho du studio, où chaque instrument était enregistré séparément [4], et la présence prégnante des synthétiseurs ARP Omni 2 et Transcendent 2000, parfois jusqu’à en faire totalement disparaître la guitare comme dans Isolation ou The Eternal, afin de renforcer – si elle ne l’était pas déjà assez – l’atmosphère oppressante du disque. Une fois les enregistrements terminés, Hannett s’arrange pour que tout le monde sorte (en mettant notamment le chauffage à fond), s’enferme à double tour et passe seul ses nuits sur le mixage.
Le tout accompagné du timbre si grave de Curtis qui chante désormais les textes d’une voix de crooner gothique (Tony Wilson lui aurait fait écouter une compilation de Sinatra pour qu’il s’inspire de son phrasé) en reprenant des thèmes liés au combat romantique désespéré qu’il livre à la dépression, à l’enfermement… Qu’il se livre à lui-même face aux choix lumière / ombre, Debbie / Annick, tournée US / calme, cœur / raison. Jusqu’à la sentence implacable « One will burn ».
Le disque s’ouvre sur Atrocity Exhibition, référence évidente à J. G. Ballard… même si selon Hook, Curtis avait déjà écrit les deux tiers des paroles avant de lire ce condensé de nouvelles [5] : percussions tribales, cette « foire aux atrocités » décrit comment un psy névrosé tente de donner un sens à des évènements plus horribles les uns que les autres qui se déroulent autour de lui (un gladiateur qui doit tuer pour gagner une minute de vie supplémentaire, une tuerie de masse). « This is the way », certes, mais tout cela a t-il vraiment un sens ? « I still exist » chante Ian Curtis, jusqu’à quand ?
Isolation c’est le contraste absolu : un rythme dansant presque kraftwerkien et des paroles teintées d’un suprême désespoir : « Mother I try, please believe me / I’m doing the best that I can / (…) I’m ashamed of the person I am) [6]», presque divinatoire par rapport à ce qui va suivre. Passover (« This is a crisis I knew had to come / Destroying the balance I’ve kept ») décrit la désintégration de son couple, attisée par la maladie qui le ronge. On peut presque entendre des croassements dans la guitare de Colony, dont le thème est l’isolement personnel du chanteur au sein d’un isolement collectif de la colonie, l’endroit où il se trouve.
A Means to an End sonne comme la désillusion quand les idéaux (« Our friendship never died ») sont confrontés à la réalité de l’existence, qui peut conduire à la trahison : « I put my trust in you », dont le ton affirmatif se transforme en accusation au fil de la chanson, rythmée par la syncope de la batterie de Morris et la basse lourde de Hook, la guitare de Sumner se faisant toute discrète.
Heart & Soul déroule le thème de l’introspection et de la lutte entre le bien et le mal « a struggle between right and wrong ». C’est une forme de résilience dans le chaos, tant en soi qu’en dehors, et qui doit aboutir à une relative paix intérieure, toute stoïcienne. Ligne de basse entêtante et sons métalliques grinçants de la guitare Vox de Curtis.
Twenty Four Hours (« Love’s shattered pride / What once was innocence, turned on its side ») dépeint la désillusion du narrateur constatant la transformation irréversible, sous l’épreuve du temps, de ce qui est bon dans l’existence (l’innocence de la jeunesse, l’amour) en une bien plus sombre destinée. La solution est peut-être dans la « therapy, (but) this treatement takes too long », pour retrouver rapidement de la compréhension « before it gets too late », mais le temps d’une vie suffira-t-il ? La musique semble suivre les battements de cœur du narrateur dans ce voyage introspectif quotidien.
Dans The Eternal, le narrateur semble assister à son propre enterrement : « Procession moves on (…) praise to the glory loved ones no gone…. », une oraison funèbre au piano rythmée par le claquement métallique de la caisse claire de Morris.
Decades, enfin, avec un son de guitare à la reverb surf rock, insiste encore les désillusions de la jeunesse, laquelle frappe aux portes de la mort : « We knocked on the doors of Hell’s darker chamber », soit référence dantesque à la Divine Comédie.
C’est à nouveau un voyage dans les tréfonds de l’âme torturée de Ian Curtis et l’annonce prémonitoire de sa fin tragique… ce que les autres membres du groupe n’avaient pas vu ou ne voulaient pas voir. Pour Stephen Morris : « Je trouvais ses textes vraiment brillants. Seulement, je pensais qu’il parlait de quelqu’un d’autre que lui. C’est dire à quel point j’étais naïf. » [7] Pour le New musical Express, « à la question de savoir pourquoi les autres membres du groupe n’ont pas remarqué que Ian était si mal, on peut peut-être répondre parce que, musicalement, tout allait pour le mieux…[8] » .
Comme sur Unknown Pleasures, plusieurs autres titres auraient pu figurer sur cet album d’une beauté désespérée et désespérante, même s’ils ont été enregistrés antérieurement aux sessions de mars 1980, notamment pour John Peel à la fin de l’année 1979. On pense évidemment à Love Will Tear Us Apart’, sorti en single posthume en juin 1980, et plus grand succès du groupe, dont la piste de batterie aurait été retravaillé durant l’enregistrement de l’album, mais aussi à Atmosphere, figurant sur le « concept EP » imaginé par deux Français, J.P. Turmel et J.F. Tamoul, Licht und Bleinheit (Lumière et Ombre), à tirage limité et publié d’abord en France en mars 1980 sur le label rouennais Sordide Sentimental, puis en septembre de la même année en Grande-Bretagne, sous la forme d’un maxi.
Deux titres en rapport évident avec ceux figurant sur l’album, tant musicalement (mêmes basses mélodiques, batteries métronomiques et syncopées, habillages de phrases au synthé, guitare discrète au son métallique) qu’au niveau des textes : « Do you cry out in your sleep / All my failings exposed / (…) Is it something so good / Just can’t function no more ? » ou « Your confusion / My illusion / Worn like a mask of self-hate / Confronts and then dies ».
Une épitaphe monumentale. Punk’s not dead ? Et bien peut-être bien que si, en fait, et ce n’est finalement pas plus mal… En tout cas, on trouve dans Closer le son qui a inspiré tant de groupes, et non des moindres, depuis plus de quatre décennies…
Un album plus proche des (six) étoiles…
Stephan Triquet
Joy Division – Closer
Label : Factory Records
Date de parution : 18 juillet 1980
[1] Tiré de l’article ‘Decade’ de Bayon, quotidien Libération, 18 mai 1990, n° 2794. B. Lenoir lui avait consacré une émission spéciale ce même jour sur Europe 1 que j’avais enregistrée sur une cassette audio (!).
[2] P. Hook « Unknown Pleasures, Inside Joy Division », Simon & Schuster, 2012.
[3] Selon Tony Wilson cité par D. Nolan, « You’re untitled to an opinion… the many lives of Anthony Wilson »,
John Blake Publishing, 2009.
[4] B. Sumner, « Chapter & Verse, Joy Division, New Order & me », Bantam Press, 2014.
[5] Ibid.
[6] Pour toutes les paroles citées, cf. D. Curtis & J. Savage “So this Permanence, Joy Division’s Lyrics & notebooks » Ed. bilingue, R. Laffont 2014.
[7] Cité par P. F. Charpentier, « Joy Division Sessions 1977 – 1980 », Le mot et le reste, 2020.
[8] Most Important Albums of NME’s Lifetime – Joy Division, ‘Closer’, par B. Nicolson, 2 août 2012.
Excellent article qui permet (enfin) de mieux percevoir les affreux affres de la création qui ont contribué à l’élaboration de ce disque météore qui n’a pas fini de briller, de même que l’étoile, pourtant filante, de Ian Curtis !
Merci Stephan !