Måneskin – Rush! : Circulez, svp

Le troisième opus des lauréats de l’Eurovision 2021 avait la lourde tâche de cimenter leur assise internationale. Même au vu de l’ampleur du défi, le résultat est une dégringolade. Une frustration décuplée par la hype du phénomène, susceptible de nuire à un groupe dont la sincérité semble de plus en plus être l’unique atout.

© Tommaso Ottomano

On avait envie de croire à Måneskin. Un minimum. Déjà parce que, comme tout le monde, on les avait vus fissurer la baraque à l’Eurovision. Une baraque laide et cossue, aux murs d’une porcelaine fragile et moche dans laquelle on façonne la crédibilité musicale de ce genre d’émission. Sans surprise, donc, on était contents de voir la battisse trembler un peu, quand bien même l’ampleur du séisme restait relative sur l’échelle de Rockter. Autre bon point, le fétichisme stoogien des romains, fut-il potentiellement superficiel, nous les faisait considérer comme des copains. Inviter Iggy Pop pour réenregistrer I Wanna Be Your Slave, revisiter I Wanna Be Your Dog sur scène et pour la BO du Cruella de Disney ? Pourquoi pas. On ne pourra pas les accuser de paramétrer leurs références pour la jeunesse. Et justement, si ça permet à la génération Tik Tok d’exhumer T.V. Eye et I Got A Right, vous me direz, c’est tout bénef. Sauf que connaître ses classiques est rarement une fin en soi. Il faut pouvoir en tirer un truc. Or, Teatro d’Ira (2021) était… très peu indicatif de quoi que ce soit. Ni pénible ni poignant, ni atroce ni marquant, juste… existant, ouvrant un avenir sur lequel la teneur des chansons ne permettait guère de pronostiquer. On pouvait seulement espérer que le groupe parviendrait à capitaliser sur son gros buzz télévisuel pour se positionner audacieusement sur la scène mondiale. Deux ans plus tard, voici Rush!, troisième album à dominance anglophone, qui se fait fort de relever le défi.

Mission accomplie ? Hum. Tout dépend de votre poste d’observation. Sur Tik Tok, il y a fort à parier que le buzz soit opérationnel. Les convertis doivent actuellement être en pleine transe mystique et la tournée à venir drainera certainement du peuple, même si la moyenne d’âge sera vraisemblablement sous la vingtaine. Comme dirait Dracula : le sang neuf, n’est-ce pas l’avenir ? La jeunesse bouillonnante semble sourire à Måneskin. Côté critique et globules millésimés, en revanche, ça commence à fumer. Pitchfork, dont le nom n’est pas toujours figuratif, s’est tout récemment fendu d’un article auquel il ne manque que les torches enflammées (pas sûr que tacler Rome sur la pertinence de sa scène rock soit du meilleur goût), mais qui cristallise une frustration réelle. Celle de l’ascension d’un groupe érigé en sensation internationale pour le potentiel qu’on voudrait lui trouver plutôt que pour sa force de frappe effective. Et, quitte à persévérer dans l’onomastique, il n’y a pas que la fourche vengeresse de Pitchfork qui soit rendue littérale. Le trop bien nommé Rush! pâtit d’une hype montée au quart de tour, ayant fait muter Måneskin en semi-mastodonte viral que nous sommes de plus en plus nombreux à connaître et, forcément, à vouloir disséquer. Qu’elle soit motivée par le bénéfice du doute, par un réel intérêt ou par une curiosité malsaine, cette attention existe et il faudra l’honorer… sous peine de la voir repartir dare-dare (Greta Van Fleet et Royal Blood témoigneront). Måneskin peuvent se vanter d’avoir grattouillé le mainstream avec assez d’adresse pour lui faire ouvrir bien grand ses yeux et ses oreilles. Le problème, c’est que ces deux organes ne valorisent pas du tout les mêmes signaux.

 

© Tommaso Ottomano

Måneskin ont le look, c’est clair. Un chanteur sexy, fort de son charisme de chien fou et d’une voix solide, un batteur à l’eyeliner aussi impeccable que sa chevelure, un gratteux bien sapé et une bassiste au caractère bien trempé. Leur promo façonne une image délibérément crue et les italiens n’ont pas la langue dans leur poche, n’hésitant pas à causer sextoys, à se frotter les parties en clip et en live, à porter du cuir SM griffé Gucci et à filer le sujet dans leurs textes. Et il faut reconnaître qu’on apprécie leur candeur malicieuse en interview. Le ressenti qui prédomine est celui d’une chouette bande de potes qui s’éclatent sur scène, même si cette sincérité implique une naïveté parfois saugrenue. Interrogés par Genius sur le sens des paroles de I Wanna Be Your Slave, les italiens répondent en ces termes. « Très souvent, notre société exige des hommes d’être sexuellement dominants et des femmes d’être plus soumises. Il est stupide d’entretenir ce genre de stéréotypes, que ce soit en matière de sexualité ou pour tout le reste. » Sans vouloir mettre en doute l’impact du genre dans les mécanismes d’oppression sociale, il serait tout aussi malavisé de faire l’impasse sur les évolutions des dernières décennies. À l’heure où internet (et Wall Street) mène certaines femmes à de florissantes carrières de dominatrix, où la communauté queer n’a de cesse de s’amuser avec le concept de soumission masculine et où les frontières du genre semblent se brouiller un peu plus chaque jour, la subversion sexuelle n’a rien d’un continent immergé. Au contraire, l’endroit est quasiment une mégapole, dont Måneskin n’ont probablement pas encore exploré la moitié des faubourgs. De plus, ce genre d’opinion ne fait certainement pas d’eux des outsiders. Ils sont du côté de la norme, tout bonnement. Une norme qui a le mérite d’évoluer vers un peu plus d’ouverture d’esprit, et c’est tant mieux.

Mais revenons à Rush!, notre plat de résistance du moment. Si l’on avait affaire à un album de dix ou douze titres, on pourrait se dire que le label a tamisé le stock pour en tirer un produit ultra-digeste. Mais, avec dix-sept chansons pour cinquante-trois minutes d’écoute, on suppose que Måneskin ont à cœur de servir un gros gueuleton. Ça, c’est pour le plat, donc. Et pour la résistance, alors ? C’est moins évident. Own My Mind s’ouvre sur un barouf poli au milieu duquel les riffs tentent de faire les gros yeux. Le résultat est mitigé et rocke finalement à peu près autant que les Struts au saut du lit. Ça vous fait mal ? Accrochez-vous, car la pente est descendante et il suffit d’un faux pas pour rouler jusqu’en bas de la dénivelée menant à l’insipide single Supermodel, qui rocke à peine plus que Maroon 5 et à peine moins que les Virgins (vous vous rappelez ? Nous non plus). On est bien loin de ce qui pouvait faire le sel d’une compo taquine comme I Wanna Be Your Slave. À propos, vous aimiez cette chanson ? Préparez-vous à subir ce tempo dance rock au marteau-piqueur sur les trois quarts de Rush!. Ajoutez à cela une tendance à répéter des phrases à tue-tête pour en faire des refrains, et le résultat se loge dans l’oreille interne avec la grâce d’une 205 dans un platane. Et les textes n’arrangent rien. Gossip tente un commentaire sur le monde factice d’Hollywood et de ses célébrités horriblement superficielles, faisant hésiter entre l’embarras (On parle bien d’un groupe ayant fourni un single au biopic sur Elvis ?) et l’incompréhension (Ce sujet leur parait-il vraiment si audacieux ?). Après ses piges avec les Struts et les Pretty Reckless, Tom Morello continue de cachetonner chez les jeunes plantes du business, et passe une tête en featuring pour une énième solo antalgique.

Les moments les plus concluants de ce nouvel album sont ceux où le groupe paraît conscient des clichés de sa démarche et les assume sans retenue. La Fine se tire d’affaire dans un registre de Rage Against The Machine à l’italienne qui rappelle l’album précédent et parvient à faire groover quelques riffs. Le texte de Bla Bla Bla entremêle le risible (gimme a chance and I’ll make you a lady… Gaga-gaga-gaga-ga) et le jouissif (I don’t get how I fell in love / I guess I liked playing with your dog / It made me feel like we had a son / so fu-fu-fufufu-fuck you / my mama told me that she never liked you) et on finit par s’y amuser, aidés par une structure en crescendo qui tire parti de son riff répétitif. Malheureusement, cette répétition est rarement utilisée à bon escient sur le reste du projet. Baby Said est le genre de compo pop rock qu’on jurerait assemblée via un algorithme basé sur un best-of de Franz Ferdinand. L’intro de Gasoline livre quelques secondes de basse rigolote, avant que l’on se rende compte que toute la chanson tourne autour de cette simple idée, et finit par sonner comme son propre mauvais remix de nightclub. Feel est une piètre tentative de Seven Nation Army que la gouaille de Damiano ne suffit pas à rendre probante. Le pont qui arrive autour de la deuxième minute lâche un peu de lest et aurait d’ailleurs gagné à être utilisé comme refrain. Dommage. Le riff de Don’t Wanna Sleep fait du pied aux Arctic Monkeys des débuts mais son refrain est trop usant pour séduire.

Kool Kids aurait pu être une sympathique petite taloche punk, une espèce de sous-Viagra Boys rigolard, mais il aurait fallu que son texte incorpore un peu de second degré. Cool kids they do no like rock / They only listen to trap and pop. Vraiment ? Outre le fait que la pop et la trap peuvent avoir leurs mérites, cette démographie de gamins à la page du mainstream n’est-elle pas précisément le public cible de Måneskin ? Être consensuel n’a rien de blâmable, mais cette posture pseudo-rebelle et un brin hypocrite aurait tendance à faire grimacer. Read Your Diary change de cadence (enfin !) pour tenter un ternaire glammy, mais accuse un manque d’idée mélodique qui plombe son vol dès le tarmac. Le texte torturé de Mark Chapman est à peu près aussi adroit que le choix de son sujet. Mammamia, pourtant pas le plus convaincant des singles, finit par sembler plutôt appréciable en comparaison. C’est dire. Il est d’ailleurs étrange de ne relever aucun véritable tube parmi les dix-sept titres regroupés sur Rush!. Un comble quand seulement cinq sont attribuées uniquement au groupe, et que les douze autres sont co-signés par des gâchettes pop comme Max Martin, Justin Tranter, Sly, Sarah Hudson, Rami Yacoub, Joseph Janiak et bien d’autres. Or, aussi fou que cela puisse paraître, aucune des chansons boostées par tout ce petit monde n’est marquante.

Cette armada de snipers des charts est peut-être aussi responsable de la dissonance d’intentions de Rush!, dont le projet mollement punk se dilue dans des ballades d’une tiédeur aberrante. If Not For You est transparente comme une vitre propre à l’excès, contre laquelle les moineaux viendraient s’écraser les uns après les autres avec une régularité funeste. Les couplets de Timezone sonnent comme une parodie des Red Hot Chili Peppers et son refrain comme une parodie de My Chemical Romance. Le mixage n’apporte aucun relief, laissant les guitares tourner en pilotage automatique sur une batterie fadasse. Il Dono della Vita transpose la formule dans la langue maternelle du quatuor sans pour autant parvenir à transformer l’essai. Le single viral The Loneliest voudrait clore l’album sur une note grandiloquente, mais tourne à vide sur trois accords comme un mauvais souvenir des radios pop rock du début des années 2000. Une velléité mélodramatique très formatée qui sied mal à un groupe se voulant abrasif et provoquant, quand bien même l’outrage resterait minimal. Sans parler du fait que ce registre FM propret n’a pas l’air d’être l’habitat le plus naturel pour la voix de Damiano. S’il vous agace en diablotin SM de cour de récré, il y a peu de chances que vous l’appréciiez en Roméo emo de fin de soirée.

Il n’est pas surprenant qu’un des paliers de l’ascension de Måneskin ait été leur participation à l’Elvis de Baz Luhrmann, un cinéaste dont la subtilité n’est pas la qualité la plus unanimement soulignée. Dans ses meilleurs jours, l’artisan de Moulin Rouge signe de beaux spectacles, aussi énergiques que tape-à-l’œil. Dans ses pires errements, il donne l’impression de systématiquement brandir le dernier bidule à la mode pour feindre la pertinence. Tout le problème est là. La sincérité de Måneskin joue en leur faveur, et il est encore trop tôt pour monter un procès d’intention à un groupe qui ne revendique pas beaucoup plus qu’une tranche de fun. Néanmoins, Rush! confirme bel et bien que le quatuor n’a pour l’instant pas dépassé le stade larvaire de bidule à brandir. Quand on dit que c’est l’intention qui compte, on oublie souvent de préciser que ça ne fait pas tout non plus. On ne saurait que trop encourager Måneskin à diversifier leurs influences, à interroger leurs envies réelles, à fouiller leur approche et à affûter encore leurs indéniables atouts scéniques pour trouver une voie qui fasse honneur au potentiel que certains placent encore en eux. Dans le cas contraire, il est fort probable que le mainstream passera très vite à autre chose, et nous avec.

Mattias Frances

Måneskin – Rush!
Label : Epic / Sony
Sortie : 20 janvier 2023